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UN HIVER AU MIDI DE L’EUROPE.

cocher s’assied sur une planchette qui lui sert de siége, les pieds écartés sur les brancards, et la croupe du cheval entre les jambes, de sorte qu’il a l’avantage de sentir non-seulement tous les cahots de sa brouette, mais encore tous les mouvemens de sa bête, et d’être ainsi en carrosse et à cheval en même temps. Il ne paraît point mécontent de cette façon d’aller, car il chante tout le temps, quelque effroyable secousse qu’il reçoive, et il ne s’interrompt que pour adresser à son cheval des juremens épouvantables, lorsque le pauvre animal hésite à se jeter dans quelque précipice, ou à grimper quelque muraille de rochers ; car c’est ainsi qu’on se promène : ravins, torrens, fondrières, haies vives, fossés, se présentent en vain ; on ne s’arrête pas pour si peu. Tout cela s’appelle, d’ailleurs, le chemin. Au départ, vous prenez cette course au clocher pour une gageure de mauvais goût, et vous demandez à votre guide quelle mouche le pique. — C’est le chemin, vous répond-il. — Mais cette rivière ? — C’est le chemin. — Et ce trou profond ? — Le chemin. — Et ce buisson aussi ? — Toujours le chemin. — À la bonne heure ! Alors vous n’avez rien de mieux à faire que de prendre votre parti, de bénir le matelas qui tapisse la caisse de la voiture et sans lequel vous auriez infailliblement les membres brisés, de remettre votre ame à Dieu, et de contempler le paysage en attendant la mort ou un miracle.

Et pourtant vous arrivez quelquefois sain et sauf, grâce au peu de balancement de la voiture, à la solidité des jambes du cheval, et peut-être à l’incurie du cocher qui le laisse faire, se croise les bras, et fume tranquillement son cigare, tandis qu’une roue court sur la montagne, et une autre dans le ravin. On s’habitue très vite à un danger dont on voit les autres ne tenir aucun compte : pourtant le danger est fort réel. On ne verse pas toujours ; mais, quand on verse, on ne se relève guère. M. Tastu avait éprouvé l’année précédente un accident de ce genre sur notre route d’Establiments, et il était resté pour mort sur la place. Il en a gardé d’horribles douleurs à la tête, qui ne refroidissent pourtant pas son désir de retourner à Majorque.

Les personnes du pays ont presque toutes une sorte de voiture, et les nobles ont de ces carrosses du temps de Louis XIV, à boîte évasée, quelques-uns à huit glaces, et dont les roues énormes bravent tous les obstacles. Quatre ou six fortes mules traînent légèrement ces lourdes machines mal suspendues, pompeusement disgracieuses, mais spacieuses et solides, dans lesquelles on franchit au galop et avec une incroyable audace les plus effrayans défilés, non sans en rappor-