Page:Revue des Deux Mondes - 1841 - tome 25.djvu/790

Cette page a été validée par deux contributeurs.
782
REVUE DES DEUX MONDES.

territoire. Je ne songeais pourtant pas à leur en faire un reproche, car rien n’est plus beau que ces terrains négligés qui produisent tout ce qu’ils veulent, et qui ne se font faute de rien, arbres tortueux, penchés, échevelés ; ronces affreuses, fleurs magnifiques ; tapis de mousses et de joncs, câpriers épineux, asphodèles délicates et charmantes ; et toutes choses prenant là les formes qu’il plaît à Dieu, ravin, colline, sentier pierreux tombant tout à coup dans une carrière, chemin verdoyant s’enfonçant dans un ruisseau trompeur, prairie ouverte à tout venant et s’arrêtant bientôt devant une montagne à pic ; puis des taillis semés de gros rochers qu’on dirait tombés du ciel, des chemins creux au bord du torrent entre des buissons de myrte et de chèvrefeuille ; puis une ferme jetée comme une oasis au sein de ce désert, élevant son palmier comme une vigie pour guider le voyageur dans la solitude. La Suisse et le Tyrol n’ont pas eu pour moi cet aspect de création libre et primitive qui m’a tant charmé à Majorque. Il me semblait que, dans les sites les plus sauvages de ces montagnes, la nature, livrée à de trop rudes influences atmosphériques, n’échappait à la main de l’homme que pour recevoir du ciel de plus dures contraintes, et pour subir, comme une ame fougueuse livrée à elle-même, l’esclavage de ses propres déchiremens. À Majorque, elle fleurit sous les baisers d’un ciel ardent, et sourit sous les coups des tièdes bourrasques qui la rasent en courant les mers. La fleur couchée se relève plus vivace, le tronc brisé enfante de plus nombreux rejetons après l’orage ; et quoiqu’il n’y ait point, à vrai dire, de lieux déserts dans cette île, l’absence de chemins frayés lui donne un air d’abandon ou de révolte qui doit la faire ressembler à ces belles savanes de la Louisiane, où, dans les rêves chéris de ma jeunesse, je suivais René en cherchant les traces d’Atala ou de Chactas.

Je suis bien sûr que cet éloge de Majorque ne plairait guère aux Majorquins, et qu’ils ont la prétention d’avoir des chemins très agréables. Agréables à la vue, je ne le nie pas ; mais praticables aux voitures, vous allez en juger. La voiture à volonté du pays est la tartane, espèce de coucou-omnibus conduit par un cheval ou par un mulet, et sans aucune espèce de ressort ; ou le birlocho, sorte de cabriolet à quatre places, portant sur son brancard comme la tartane, comme elle doué de roues solides, de ferrures massives, et garni à l’intérieur d’un demi-pied de bourre de laine. Une telle doublure vous donne bien un peu à penser, quand vous vous installez pour la première fois dans ce véhicule aux abords doucereux ! Le