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MADEMOISELLE DE LESPINASSE.

À son arrivée, Julie fut reçue avec des transports de joie. Elle prit d’abord une chambre à Saint-Joseph, d’où elle allait tous les jours chez du Deffand ; mais elle ne tarda pas à s’installer dans la maison même de son amie. On ne se quittait plus un seul instant ; on parlait de vivre ensemble éternellement. Mme du Deffand répétait souvent qu’elle aimait quatre personnes, savoir : d’Alembert, M. de Formont, Mlle de Lespinasse et Devreux, sa femme de chambre. Elle n’avait pas encore ce petit chien que ses héritiers traitèrent avec tant d’égards après sa mort, car elle l’eût sans doute admis à la cinquième place. Quoi qu’il en soit, le début de cette liaison fut un grand adoucissement au mauvais destin de la jeune Julie, et on demeura longtemps encore sans deviner par où se montrerait le revers de la médaille.

II.

La marquise du Deffand était victime, comme on le sait, d’un fléau cruel. L’ennui ne lui donnait pas de trêve, elle en convenait de bonne foi et en parle si souvent dans ses lettres, que, malgré tout son esprit, elle communique ce mal contagieux à ses lecteurs. Une autre infirmité vint se joindre à la première : sa vue s’affaiblissait de jour en jour ; elle fut bientôt tout-à-fait aveugle ; elle ne pouvait être seule sous peine d’avoir des attaques de nerfs, et, comme il n’y avait plus pour elle de changement du jour à la nuit, elle ne se mettait au lit que le matin, et passait le temps à écouter des lectures de Mlle de Lespinasse. Julie s’était vouée entièrement à l’amitié ; elle ne quittait pas la marquise, se couchait aussi au point du jour, et ne voyait que les habitués de la maison. Il semble difficile de croire qu’à son âge et telle qu’elle s’est dépeinte elle-même, nulle passion n’ait eu d’accès dans son cœur ; mais il n’en existe aucun indice, et peut-être les feux qui éclatèrent si fort dans la suite n’eurent-ils cette violence incroyable que pour avoir été long-temps étouffés. Vraisemblablement, l’amour qu’elle eut pour d’Alembert a été son premier penchant.

Le grand géomètre était plus aimable et mieux fait pour la compagnie des femmes que bien des gens ne pourraient l’imaginer. Occupé tout le jour à la recherche de quelque problème, il quittait la science avec la gaieté d’un écolier qui sort de sa classe. Plus l’occupation du matin était abstraite et sérieuse, plus il montrait le soir de bonne humeur, de folie et de goût pour les enfantillages. Du reste il igno-