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MADEMOISELLE DE LESPINASSE.

— Vous avez bien fait, répondit brusquement M. d’Albon, car on vous eût obligée plus tard à nous le rendre.

Julie passa encore cette journée dans la maison de sa mère, et ce fut une grande faute à elle de ne pas s’éloigner sur-le-champ de ses ennemis, car pendant la nuit suivante on lui déroba la cassette remise par la comtesse. Elle n’a pas même su ce qui était renfermé dans cette boîte. À peine venait-elle de faire la triste découverte du vol qui la dépouillait de tout, lorsqu’un billet du comte d’Albon lui fut apporté par un laquais. On lui enjoignait de quitter la maison sur l’heure et de se retirer où elle voudrait, pourvu, disait-on, qu’on ne la revît jamais. Julie était trop fière pour répondre à de pareils procédés autrement que par le silence. Elle sortit en effet, et se retira chez le marchand Lespinasse. Cependant son silence même donna des inquiétudes aux d’Albon. Ils crurent qu’elle songeait à se venger ; des avocats les effrayèrent plus encore, en disant qu’elle avait les moyens de le faire. Elle était née du vivant du feu comte d’Albon, et comme la loi respecte et défend les droits de la naissance et du mariage, Mlle de Lespinasse pouvait aisément contraindre la famille à la reconnaître et à l’admettre au partage de la succession. Elle aurait eu l’appui de tous ceux qui avaient vu l’horrible conduite de ses parens ; mais on l’estima plus encore quand on sut qu’elle ne pensait pas à intenter un procès. Les d’Albon, craignant que la misère et le désespoir ne changeassent ses déterminations, se résolurent à lui assurer de quoi vivre, en la mettant sous la dépendance de quelqu’un de la famille. On lui offrit la place de gouvernante des enfans de Mme de Vichy, qui était une demoiselle d’Albon. Elle accepta, et on l’emmena aussitôt en Bourgogne, au château de Chamrond, où toutes ses démarches furent surveillées. Mlle de Lespinasse avait alors dix-sept ans ; elle demeura pendant trois années à Chamrond, menant la vie la plus insupportable au milieu de gens qui eussent donné beaucoup pour qu’elle fût morte, qui la craignaient au fond et lui portaient sans doute une haine d’autant plus grande qu’ils étaient coupables envers elle.

Le premier regard intelligent qui se fixa sur Julie fut celui de la célèbre marquise du Deffand, qui était sœur du comte de Vichy. Cette dame vint à Chamrond dans l’été de 1752. Elle y passa plusieurs mois dans la compagnie de Mlle de Lespinasse et se prit d’amitié pour cette fille malheureuse. C’était une chose nouvelle et un plaisir bien grand pour une personne si long-temps maltraitée que de recevoir des témoignages de sympathie. Elle y fut sensible et répondit