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les attribuer à un enthousiasme exalté par la fièvre du moment, et que sa nature fragile n’aurait peut-être pas soutenu plus long-temps. N’importe, l’éclair fut beau et mérite qu’on en tienne compte. Ici au contraire l’accent dramatique est inné. Le sentiment de l’effet grandiose, qui chez la Sontag fut peut-être le résultat d’un moment d’inspiration tardive, habite ici dès l’origine et prend conseil de l’étude et de la réflexion. Sophie Loewe ne donne rien au hasard de la scène, elle compose son geste, arrange son maintien, et, si généreuse et si puissante que soit sa nature, veut que l’art en modère l’épanouissement. C’est au sein même de la musique, dans les entrailles de l’œuvre, qu’elle va chercher le secret du personnage qu’il s’agit de représenter, et jamais sa curiosité ne s’arrête dans cette voie d’exploration.

Le rôle de doña Anna la possède surtout. Incessamment préoccupée de l’idéal que Mozart a mis dans sa musique, elle essaie tous les moyens de l’exprimer ; elle étudie, elle médite, et va jusque dans Hoffmann chercher des intentions qu’elle produit çà et là, mais avec une réserve pleine de goût et de discrétion. Aussi passe-t-elle aux yeux de l’Allemagne entière pour la plus noble et la plus mélancolique doña Anna qui se soit jamais rencontrée, et, certes je ne vois pas d’éloge qu’on puisse ajouter à celui-là. Vous vous figurez à quel point Sophie Loewe doit être adorée des Allemands. On n’écoutait, on n’applaudissait, on ne rêvait qu’elle à Berlin ; sa voix grandiose ou légère, capricieuse ou mélancolique, transportait d’enthousiasme tout ce monde de docteurs, et tournait chaque soir ces têtes pleines de métaphysique, de critique et d’exégèse. Le succès l’avait adoptée, et la mode, elle aussi, la mode qui naît du succès comme la couleur de la lumière ; et, si l’on excepte quelques manœuvres de M. Spontini, le plus illustre cabaleur qui existe sous le ciel, lorsqu’il s’agit de sa musique, manœuvres qui du reste donnaient toujours au public l’occasion de se déclarer du parti de sa cantatrice, Mlle Loewe n’avait à Berlin que des hommages et des triomphes de toute espèce. Quand on sait quelle affectueuse admiration cette noble Allemagne portait à Sophie Loewe, on se demande comment la jeune cantatrice a fait pour s’échapper ainsi, on se demande pourquoi elle a renoncé à tant de glorieuses certitudes, et quitté volontairement le théâtre de ses plus beaux succès. Pourquoi ? Est-il donc besoin d’expliquer les mille fantaisies qui passent par la tête aux cantatrices, ces aspirations invincibles qui les entraînent toutes vers la France et l’Italie, cette nécessité d’agir et de combattre qui leur fait échanger sans cesse les certitudes du présent contre les chances de l’avenir, la sécurité d’un succès légitime et durable contre les angoisses de nouveaux débuts, le calme de la possession contre les hasards de la conquête ? C’est une chose triste à dire, mais vraie : la quiétude en ce bas monde n’appartient qu’aux sots. — Dahin ! Dahin ! wo die Citronen blühn ; — là-bas ! là-bas ! où les citronniers fleurissent, dit Mignon. Sophie Loewe a fait ainsi ; un beau matin, en s’éveillant, la belle cantatrice s’est écriée, dans l’exaltation de sa nature poétique : Dahin ! Dahin ! là-bas ! là-bas ! où les mélodies naissent d’elles-mêmes, où les voix sonores et flexibles