Page:Revue des Deux Mondes - 1841 - tome 25.djvu/579

Cette page a été validée par deux contributeurs.
571
SOUVENIR.


Oui, jeune et belle encor, plus belle, osait-on dire,
Je l’ai vue, et ses yeux brillaient comme autrefois.
Ses lèvres s’entr’ouvraient, et c’était un sourire,
Et c’était une voix ;

Mais non plus cette voix, non plus ce doux langage,
Ces regards adorés dans les miens confondus ;
Mon cœur encor plein d’elle errait sur son visage,
Et ne la trouvait plus.

Et pourtant, j’aurais pu marcher alors vers elle,
Entourer de mes bras ce sein vide et glacé,
Et j’aurais pu crier : Qu’as-tu fait, infidèle,
Qu’as-tu fait du passé ?

Mais non ; il me semblait qu’une femme inconnue
Avait pris par hasard cette voix et ces yeux ;
Et je laissai passer cette froide statue,
En regardant les cieux.

Eh bien ! ce fut sans doute une horrible misère
Que ce riant adieu d’un être inanimé.
Eh bien ! qu’importe encor ? Ô nature ! ô ma mère !
En ai-je moins aimé ?

La foudre maintenant peut tomber sur ma tête,
Jamais ce souvenir ne peut m’être arraché.
Comme le matelot brisé par la tempête,
Je m’y tiens attaché.

Je ne veux rien savoir, ni si les champs fleurissent,
Ni ce qu’il adviendra du simulacre humain,
Ni si ces vastes cieux éclaireront demain
Ce qu’ils ensevelissent.

Je me dis seulement : à cette heure, en ce lieu,
Un jour, je fus aimé, j’aimais, elle était belle.
J’enfouis ce trésor dans mon ame immortelle,
Et je l’emporte à Dieu !


Alfred de Musset.