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UN HIVER AU MIDI DE L’EUROPE.

tu éprouves en regardant maintenant les étoiles briller sur ta tête, imagine comment je l’éprouvai lorsque je revis le soleil, après dix ans d’un pareil supplice !

— Vous, malheureux moine ! s’écria le voyageur en se hâtant de marcher vers le jardin, vous avez pu supporter dix ans de cette mort anticipée sans perdre la raison ou la vie ? Il me semble que, si j’étais resté là un instant de plus, je serais devenu idiot ou furieux. Non, je ne croyais pas que la vue d’un cachot pût produire d’aussi subites, d’aussi profondes terreurs, et je ne comprends pas que la pensée s’y habitue et s’y soumette. J’ai vu les instrumens de torture à Venise ; j’ai vu aussi les cachots du palais ducal avec l’impasse ténébreux où l’on tombait frappé par une main invisible, et la dalle percée de trous par où le sang allait rejoindre les eaux du canal sans laisser de traces. Je n’ai eu là que l’idée d’une mort plus ou moins rapide. Mais dans ce cachot où je viens de descendre, c’est l’épouvantable idée de la vie qui se présente à l’esprit. Ô mon Dieu, être là et ne pouvoir mourir !

— Regarde-moi, mon fils, dit le moine en découvrant sa tête chauve et flétrie ; je ne compte pas plus d’années que n’en révèlent ton visage mâle et ton front serein, et pourtant tu m’as pris sans doute pour un vieillard. Comment je méritai et comment je supportai ma lente agonie, il n’importe. Je ne demande pas ta pitié ; je n’en ai plus besoin, heureux et jeune que je me sens aujourd’hui en regardant ces murs détruits et ces cachots vides. Je ne veux pas non plus t’inspirer l’horreur des moines ; ils sont libres, je le suis aussi ; Dieu est bon pour tous. Mais puisque tu es artiste, il te sera salutaire d’avoir connu une de ces émotions sans lesquelles l’artiste ne comprendrait pas son œuvre. Et si maintenant tu veux peindre ces ruines sur lesquelles tu venais tout à l’heure pleurer le passé, et parmi lesquelles je reviens chaque nuit me prosterner pour remercier Dieu du présent, ta main et ton génie seront animés peut-être d’une pensée plus haute que celle d’un lâche regret ou d’une stérile admiration. Bien des monumens qui sont pour les antiquaires des objets d’un prix infini, n’ont d’autre mérite que de rappeler les faits que l’humanité consacra par leur érection, et souvent ce furent des faits iniques ou puérils. Puisque tu as voyagé, tu as vu à Gênes un pont jeté sur un abîme, des quais gigantesques, une riche et pesante église coûteusement élevée dans un quartier désert par la vanité d’un patricien qui ne voulait point passer l’eau ni s’agenouiller dans un temple avec les dévots de sa paroisse. Tu as vu peut-être aussi