Page:Revue des Deux Mondes - 1841 - tome 25.djvu/523

Cette page a été validée par deux contributeurs.
519
UN HIVER AU MIDI DE L’EUROPE.

— Frère, reprit l’homme aux traits flétris, pourquoi donc as-tu tressailli tout à l’heure à mon approche ?

— Parce que je suis un peu superstitieux, comme tous les artistes, et que je t’ai pris pour le spectre d’un de ces moines qui ne sont plus, et dont nous foulons les tombes brisées. Et toi, l’ami, pourquoi as-tu également frémi à mon approche ?

— Parce que je suis très superstitieux, comme tous les moines, et que je t’ai pris pour le spectre d’un de ces moines qui m’ont renfermé vivant dans les tombes que tu foules.

— Que dis-tu ? Es-tu donc un de ces hommes que j’ai avidement et vainement cherché sur le sol de l’Espagne ?

— Tu ne nous trouveras plus nulle part à la clarté du soleil ; mais, dans les ombres de la nuit, tu pourras nous rencontrer encore. Maintenant, ton attente est remplie ; que veux-tu faire d’un moine ?

— Le regarder, l’interroger, mon père ; graver ses traits dans ma mémoire afin de les retracer par la peinture ; recueillir ses paroles afin de les redire à mes compatriotes ; le connaître enfin, pour me pénétrer de ce qu’il y a de mystérieux, de poétique et de grand, dans la personne du moine et dans la vie du cloître.

— D’où te vient, ô voyageur, l’étrange idée que tu te fais de ces choses ? N’es-tu pas d’un pays où la domination des papes est abattue, les moines proscrits, les cloîtres supprimés ?

— Il est encore, parmi nous, des âmes religieuses envers le passé, et des imaginations ardentes frappées de la poésie du moyen-âge. Tout ce qui peut nous en apporter un faible parfum, nous le cherchons, nous le vénérons, nous l’adorons presque. Ah ! ne crois pas, mon père, que nous soyons tous des profanateurs aveugles. Nous autres artistes, nous haïssons ce peuple brutal qui souille et brise tout ce qu’il touche. Bien loin de ratifier ses arrêts de meurtre et de destruction, nous nous efforçons dans nos tableaux, dans nos poésies, sur nos théâtres, dans toutes nos œuvres enfin, de rendre la vie aux vieilles traditions, et de ranimer l’esprit de mysticisme qui engendra l’art chrétien, cet enfant sublime !

— Que dis-tu là, mon fils ? Est-il possible que les artistes de ton pays libre et florissant s’inspirent ailleurs que dans le présent ? Ils ont tant de choses nouvelles à chanter, à peindre, à illustrer, et ils vivraient, comme tu le dis, courbés sur la terre où dorment leurs aïeux ? Ils chercheraient dans la poussière des tombeaux une inspiration riante et féconde, lorsque Dieu, dans sa bonté, leur a fait une vie si douce et si belle ?