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établir sa domination. Un corps de troupes commandé par don Lope de Figueroa marche sur Lisbonne et traverse l’Estremadure espagnole. Une partie de cette division prend pour quelques jours ses cantonnemens dans le village de Zalamea. Les officiers et les soldats sont logés chez les paysans. Il y a là une peinture vive, franche, animée de la vie des camps et des habitudes qui s’y rattachent. C’est un tableau complet, aucun détail n’est omis, quelque minutieux qu’il puisse paraître, et cependant le poète ne tombe jamais dans le bas ni dans le trivial. Remarquons, en passant, que tout son talent n’eût pas suffi peut-être pour éviter cet écueil, s’il n’eût eu le bonheur d’écrire dans un de ces idiomes privilégiés où il est constamment permis d’être naturel et simple sans être commun, parce que les expressions les plus familières sont aussi celles de la langue poétique.

On retrouve toute la puissante originalité de Calderon dans la manière dont il a conçu le rôle de don Lope de Figueroa. Il avait à peindre un personnage historique. Don Lope était un des plus illustres chefs de ces bandes qui, au XVIe siècle, portèrent si haut la gloire des armes espagnoles. Nous ignorons si les traits que lui a prêtés Calderon ont été puisés dans la tradition, mais il nous le montre si vivant, si animé, qu’on ne peut se décider à y voir une pure fiction poétique. L’affection et la crainte que don Lope inspire tout à la fois à ses soldats, son inflexible attachement à la discipline, les préjugés militaires qui se mêlent en lui à tant de droiture, de générosité et de bonté, sa politesse noble et courtoise qui domine, sans pouvoir les contenir tout-à-fait, les mouvemens de brusque impatience auxquels le livrent ses infirmités : c’est bien là l’idéal du vieux guerrier. Nous ne connaissons pas au théâtre un caractère plus achevé et mieux soutenu.

En face de cette énergique physionomie, Calderon a placé une autre figure non moins remarquable et qu’il n’a pas dessinée avec moins de vigueur. Pedro Crespo, l’hôte de don Lope, est un riche paysan, ferme, prudent, rusé, en qui un profond sentiment d’indépendance et d’honneur se cache sous les dehors d’une déférence respectueuse jusqu’à l’humilité pour tous ceux que leur rang social élève au-dessus de lui, mais qui, on s’en aperçoit dès le premier moment, ne permettrait pas qu’on prît trop au sérieux cette humilité et qu’on voulût en abuser.

À peine ces deux hommes, en apparence si différens, se trouvent-ils en présence, qu’ils se sentent attirés l’un vers l’autre par une sorte de sympathie. C’est qu’en effet leur nature est au fond la même, malgré l’extrême inégalité de leur position et la diversité qui en résulte dans leur attitude. Rien de plus attachant, de plus vrai, de plus fortement comique (nous employons à dessein cette expression) que les nombreuses scènes où ils figurent ensemble. Attentif à remplir généreusement les devoirs de l’hospitalité, Crespo reçoit avec une respectueuse réserve les témoignages de cordialité et de bienveillance que lui prodigue don Lope ; mais lorsque le vieux soldat, tourmenté par un accès de goutte ou échauffé par quelque contrariété, se laisse emporter à une