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Il nous importait qu’elle fût prompte, car, si nous avions donné le temps à Rosas et à Rivera de faire leurs préparatifs de guerre, ces deux rivaux auraient pu se disputer cet îlot sous nos yeux : nous laissâmes aux Argentins deux petits navires capturés, afin de ne pas les dépouiller de tout moyen de transport pour leurs troupes. L’amnistie des proscrits était difficile à obtenir, c’est le peuple lui-même qui les a chassés ; l’amiral stipula pourtant que la patrie se rouvrirait pour la plupart d’entre eux : ils nous devront de pouvoir rentrer dans leur pays, d’où un arrêt de mort les expulsait depuis dix ans. Nous mîmes de même sous la reconnaissance de la France la liberté donnée en 1828 à l’état oriental de se constituer en état libre et indépendant, dans la forme qu’il jugera le plus convenable à ses intérêts, à ses nécessités, à ses ressources. L’amiral obtint enfin le point principal de la négociation, le point qu’avait depuis long-temps abandonné M. Martigny comme impossible à conquérir, et dont M. Thiers lui-même avait hésité à faire une condition absolument indispensable, le traitement de la nation la plus favorisée pour nos nationaux. La clause du dernier article n’est point une exclusion, mais une garantie contre tout ce qui pourrait compromettre nos compatriotes dans les affaires du pays, puisque, dans le cas où la ligue amphictyonique long-temps rêvée entre les républiques espagnoles s’établirait, les Français, comme tous les autres Européens et les Américains du Nord, seraient tenus en dehors de l’exercice des facultés électorales, de la nomination aux emplois publics, ainsi que de tout service dans les milices.

Au milieu des conférences, un évènement déplorable vint effrayer les esprits et préoccuper vivement les plénipotentiaires, ainsi que tous les officiers de l’escadre, qui ne purent d’abord en prévoir les conséquences. Un citoyen de Buénos-Ayres, vieillard septuagénaire, vénérable et vénéré de tout le monde, l’ami particulier de M. Arana et l’allié de sa famille, don Juan Pedro Varangot, fut arraché de sa maison pendant la nuit par trois hommes masqués et armés, traîné dans la rue et égorgé. Le lendemain, on trouva son cadavre jeté à la voirie, la tête séparée du tronc. La nouvelle de cet attentat souleva partout un cri d’horreur. À Montevideo, les proscrits argentins publièrent que ce malheureux était Français, et que les assassins étaient des membres de la Mas-horca envoyés par le général Rosas. La veuve de la victime écrivit à l’amiral, qui se hâta de lui offrir toutes les consolations qu’un noble cœur peut trouver pour une si grande infortune, et qui mit à sa disposition et nos vaisseaux où elle trouverait un asile digne d’elle, et son crédit pour percer les ténèbres de cette odieuse affaire et en punir les auteurs.

L’amiral ne put apprendre sans une pénible surprise qu’un soupçon de complicité planait sur le général Rosas. Son ame se révolta à l’idée de continuer les négociations entamées avec les représentans du gouvernement argentin, avant qu’il se fût pleinement justifié d’une telle accusation, et qu’on lui eût assuré justice pleine et entière, si le malheureux était Français. Le ministre Arana, attéré lui-même de l’énormité du crime, fournit tout d’abord la preuve authentique que don Juan Varangot n’était pas Français ; c’était un