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AFFAIRES DE BUÉNOS-AYRES.

Son ame s’émut sans doute aux pleurs des familles proscrites de Buénos-Ayres ; quel cœur ne compatirait aux angoisses de tant de malheureux chassés de leur patrie, dont ils étaient naguère les premiers et les plus opulens citoyens, et qui, leurrés chaque jour de la promesse d’y rentrer triomphans, voient chaque jour cet espoir leur échapper ? Tous ces hommes n’avaient qu’un même langage ; il suffisait d’une parole de l’amiral, d’un soldat français jeté sur le littoral de Buénos-Ayres, pour renverser le tyran. On ne parlait de Rosas qu’en accolant à son nom des épithètes atroces. On semait sur son compte des anecdotes qui faisaient frémir. Ce n’étaient qu’assassinats, cruautés inouïes ; on citait de prétendues lettres de Buénos-Ayres pleines de récits horribles sur ce qui s’y passait. On y a organisé le meurtre, disait-on ; ni le sexe, ni l’âge ne sont épargnés ; c’est parmi les Français surtout que le poignard des scélérats va choisir ses victimes. Traiter avec le monstre serait pour la France un déshonneur contre lequel tous les Français doivent protester.

Cependant, au milieu de ce déchaînement d’opinions exclusives, les hommes le mieux placés pour connaître le pays et juger des évènemens, souriaient à tous ces efforts combinés pour éblouir l’amiral. « On se trompe étrangement, disaient-ils, sur le prétendu état de faiblesse de Rosas ; le système suivi jusqu’à présent repose sur une donnée chimérique. Comment donc les hommes d’état de la France peuvent-ils prendre de pareils rêves pour base de leurs résolutions ? » L’homme le plus intéressé au résultat, le général Rivera, s’abstint aussi de mêler sa voix à ce concert d’exécrations contre Rosas, soit que sa conscience, troublée par le souvenir de sa duplicité, ne lui permît pas d’espérer qu’il pût nous jouer encore, soit qu’il eût compris que cette fois la France avait envoyé un plénipotentiaire supérieur à toutes les trames dont on cherchait à l’envelopper. Il resta dans son camp de Paysandou. Aux instances qu’on lui fit pour qu’il accourût essayer son influence sur l’amiral de Mackau, il répondit : « Non ; le plénipotentiaire arrive avec des instructions de son cabinet, il les suivra ; on l’a bien instruit des vrais intérêts de la France, il les soutiendra. L’illusion est passée. »

Vraiment, les affaires de la Plata présentaient un étrange spectacle. L’un criait : Vive Rosas ! meurent les sauvages unitaires ! l’autre : Vive Lavalle ! meure l’infâme Rosas ! Et nous, nous envoyés pour cimenter de notre sang la cause de l’humanité et de l’intérêt national, nous allions adopter pour ralliement un de ces cris barbares, et inscrire une de ces féroces devises sur le noble drapeau de notre patrie, car de notre France et de sa cause sainte, il n’était plus question : on était pour Lavalle ou pour Rosas, on n’était plus Français !

L’amiral plénipotentiaire retourna sur ses vaisseaux, et là, se retrouvant sur le sol de la France, il s’inspira des vrais intérêts de son pays. Quel était l’état réel des choses ? Nos compatriotes à Buénos-Ayres étaient-ils maltraités ? Il ne fut pas peu surpris d’apprendre d’eux-mêmes que, malgré les commotions sociales de la république, jamais ils n’avaient joui d’une plus entière sécurité. Ainsi, tous ces meurtres, tous ces attentats exercés sur la population