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AFFAIRES DE BUÉNOS-AYRES.

entre les fédéraux ; d’un côté se trouvaient les mitigés ayant pour chef Balcarce, de l’autre les exaltés fidèles au souvenir de leur chef absent. Balcarce voulut employer la force ; on résista à son autorité, on cria aux armes. Ce fut, dit-on, de la maison même de la femme de Rosas, doña Encarnacion Ezcurra, que le cri partit. Cette dame dévouée à son mari, avait embrassé chaudement sa cause : elle soutenait ses partisans, les ralliait, rassurait les timides, et même s’était attaché la société de la Mazorca, qui venait de se former. Les dames du parti aristocratique lui reprochaient sa popularité et l’appelaient tout bas la reine de la canaille. À son appel, six mille gauchos envahirent la capitale. Balcarce, mis à la raison, fut obligé de déposer le pouvoir.

Rosas revint de son expédition ; il ramenait une multitude de malheureux arrachés par lui à l’esclavage des Indiens. Il fut reçu comme en triomphe. À la vue de la discorde qui régnait parmi ses partisans, il éprouva un sentiment de rage : pour distinguer les diverses nuances des fédéraux, il inventa de singulières appellations ; ses fidèles furent les dos rouges, ceux de Balcarce les dos noirs, et sa femme reçut le surnom de l’héroïne. Son secrétaire particulier, don Manuel Vicente Maza, fut nommé au commandement de Buénos-Ayres ; mais évidemment ce n’était là qu’un gouverneur de parade : le vrai maître des affaires, le dépositaire réel du pouvoir, ne se donnait guère la peine de se cacher.

Les représentans du peuple procédèrent à l’élection d’un nouveau gouverneur. Le choix était forcé : Rosas fut nommé au premier tour de scrutin ; l’unanimité se prononçait, il refusa. Une seconde élection eut lieu : son nom sortit encore de l’urne ; nul autre choix n’était possible, et il refusa encore. Une troisième élection amena un troisième refus ; la quatrième eut le même sort. Cinq fois de suite enfin il repoussa le titre de gouverneur qu’on lui conférait. Ce n’était point assez pour lui, il voulait des pouvoirs extraordinaires. Dans cet état de crise, un député, Garrigos, ouvrit l’avis qu’on lui donnât toute la somme du pouvoir public pour une période de cinq années. C’était la dictature ; c’était opérer dans l’état une révolution fondamentale. Les représentans, acculés dans une impasse, n’osèrent s’élever contre cette proposition ; elle fut votée. Rosas dédaigna de l’accepter de leur main. « Un tel vote, dit-il, annule la représentation nationale : les députés n’ont pas le droit de se détruire eux-mêmes, puisqu’ils n’existent que par le vœu du peuple ; le peuple seul peut me conférer ce pouvoir suprême ; qu’on le consulte ! » Et tous les citoyens consultés nominativement approuvèrent la résolution de leurs représentans. Rosas fut confirmé dans son titre de dépositaire de tout le pouvoir public.

Ici commence véritablement le règne du général Rosas. Des crimes trop fameux l’ont signalé : ses ennemis l’accusent de les avoir ordonnés ; au milieu des fureurs révolutionnaires, il est difficile de porter un jugement sûr. Le premier de ces crimes, celui dont le retentissement fut le plus grand, c’est l’assassinat de Quiroga, en 1835. Rosas l’avait envoyé dans les provinces du nord avec une mission de confiance : à son retour, tandis qu’il traversait l’état de Cordova, Quiroga périt assassiné. Quatre frères composaient alors la famille