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populaires. Rosas seul, Rosas maître de l’armée, peut encore quelque chose pour modérer sa frénésie, mais il n’en suspend pas les coups à son gré. Cette horde sauvage, que l’éloignement du gouverneur et de l’armée laissait sans frein et sans répression, se livra à ses inspirations sanguinaires : elle poussa des rugissemens contre le parti unitaire et contre tous ceux qu’on soupçonnait de le favoriser ; elle envoya ses séïdes fouiller les maisons, insulter les femmes et les vieillards, voler et saccager, sous prétexte de rechercher des preuves à ses accusations. Alors chaque jour se leva sur un crime nouveau : tantôt on trouvait le matin le cadavre d’un citoyen gisant dans la boue, tout défiguré ou privé de la tête, tantôt une tête de victime piquée sur le fer d’une lance ou accrochée à la corde d’un réverbère. Tous les citoyens honnêtes frémissaient d’horreur ; un silence morne, une muette stupeur, régnaient sur la ville. Le poignard des assassins faisait justice la nuit d’une parole échappée le jour en faveur du parti dont la ruine était jurée. Cependant, il faut le dire, jamais le bras de ces scélérats ne s’égara jusqu’à frapper un Français. Pendant tous ces jours de deuil et d’effroi, bien que nos compatriotes ne se contraignissent guère dans l’expression de leur indignation, jamais aucun d’eux ne fut même insulté.

Mais que de longs et douloureux retentissemens n’aura pas dans le pays l’expédition infructueuse du général Lavalle ! Les vengeances ont commencé ; le sang versé veut du sang ; les haines deviennent féroces ; écloses dans la ville, elles se répandent de proche en proche dans la campagne. Quand s’arrêtera le contre-coup ? En poussant Lavalle à envahir son pays à main armée, sans avoir la certitude d’un prompt succès, on a allumé et secoué sur ces malheureuses provinces les torches des furies. L’assassinat même semble trouver sa justification. Ne sommes-nous pas las de ne voir les choses qu’à travers des passions aveugles ? Laissons là pour un instant tous ces mots de héros libérateur, d’exécrable tyran, qui ne sont que l’expression de haines et d’intérêts particuliers ; dépouillons-nous de toute prévention de parti, plaçons-nous au point de vue de la raison, de la France enfin, interrogeons les évènemens, et l’existence actuelle de la République Argentine perdra son caractère énigmatique, nous nous trouverons en face d’un fait fort simple.

§ VIII. — ÉTAT ACTUEL DE LA RÉPUBLIQUE ARGENTINE. — LE GÉNÉRAL ROSAS.

Ici nous sommes forcément entraîné à une courte revue rétrospective : l’histoire du passé nous paraît la meilleure introduction aux évènemens du présent.

Treize états libres et indépendans constituent la confédération des provinces de la Plata. Fixons d’abord leurs positions respectives ; c’est un point important. Buénos-Ayres est le premier de ces treize états, et le seul dont la mer baigne les rivages : sa limite au sud se perd dans les déserts de la Patagonie. Viennent ensuite Santa-Fé au nord, à l’ouest Cordova et Mendoza. Ces quatre