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nos officiers ; on chargeait de petits bâtimens et des baleinières à marche rapide ; pendant une nuit sombre ou par un temps d’orage, ces contrebandiers mettaient à la voile, traversaient notre ligne de blocus sans être aperçus ou sans pouvoir être poursuivis par nos canots de garde (le vent régnant dans ces parages les favorisait) ; ils allaient s’échouer à la côte, où les habitans les tiraient sur le rivage et les déchargeaient. Le président Rivera nous concéda le droit de visite sur tous les bâtimens en chargement à la côte orientale ; nul ne devait circuler sans un laissez-passer délivré par nos officiers : nous pûmes saisir jusque dans les arroyos (ruisseaux) et dans les criques les plus abritées toutes les barques orientales chargées de marchandises, qui ne justifieraient pas légalement de leur destination pour quelque point librement ouvert au commerce. Comme mesure auxiliaire de notre blocus, on n’en pouvait imaginer de plus puissante ni de plus féconde en résultats.

Divers chefs dévoués à Rosas s’étaient jetés dans l’Entre-Rios : c’était don Pablo Lopez, gouverneur de Santa-Fé, à la tête de six cents hommes ; on l’avait surnommé Mascara (le masque) à cause des trous dont la petite vérole a semé son visage ; c’était Oribe avec un nombre à peu près égal de partisans : Urquiza, surnommé le féroce, Lavalleja et Servando Gomez, après avoir battu quelque temps la campagne et dispersé des partis de Correntinos, s’étaient réunis à l’armée d’Echague, et Lavalle, immobilisé à la tête de sa nouvelle armée, restait dans la province de Corrientes. Il eût voulu que la marine française allât bloquer tout le cours du Parana pour empêcher les communications entre l’Entre-Rios et les autres provinces argentines ; ainsi tous les petits chefs de guerillas, coupés du centre de leurs ressources, se fussent trouvés comme perdus. De son camp de Curuzucuatia, d’où il ne pouvait bouger, il demandait que nous fissions une expédition contre le Rosario, regardé alors comme la clé de la navigation du fleuve, pour démanteler le fort, détruire les batteries et enclouer les canons ; il essayait de nous émouvoir en piquant notre orgueil national : « N’est-il pas honteux pour le pavillon tricolore, disait-il, de ne pouvoir naviguer que de nuit dans le Parana, parce que Rosas s’y oppose ? » D’un autre côté, le contre-amiral Leblanc, dont les évènemens de l’Entre-Rios n’avaient pas suffi à dessiller les yeux sur le peu d’influence de Lavalle comme chef populaire, ne songeait qu’à l’envoyer sur la rive droite du Parana ; il écrivait sérieusement : « Qu’il batte vite et Lopez et Oribe ! Ainsi l’Entre-Rios est libre, et alors qu’il passe le fleuve ! sa présence révolutionnera Santa-Fé et les autres provinces ; mais qu’il se hâte, car les subsides de la France peuvent lui faire défaut. » On va vite en révolutions quand c’est l’imagination qui les combine. M. le contre-amiral Leblanc, qui se savait remplacé dans son commandement, désirait ardemment précipiter la conclusion des affaires avant l’arrivée de son successeur ; malheureusement la fortune n’avait pas rangé ce résultat parmi les éventualités possibles. Echague s’était avancé jusqu’aux portes de Montevideo ; mais, à la vue de nos marins disposés à faire pleuvoir du haut des terrasses sur ses escadrons une grêle de mitraille et de balles, il inclina ses armes et poussa un rugisse-