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DE LA PROPRIÉTÉ LITTÉRAIRE.

Les lettres et les arts ont cela de fatal que la position n’y est jamais conquise définitivement, et c’est ce qui doit nous rendre modestes après nos combats les plus heureux. Le nom de chaque auteur est remis en loterie à chaque nouvel écrit et secoué, tiré pêle-mêle avec les plus indignes. L’art du théâtre est le plus insulté de tous. On pourrait contester au public le droit d’être si léger, mais enfin il le prend, et tous les jours on cherche à le rendre plus dédaigneux des œuvres d’imagination au lieu de lui en faire comprendre les immenses difficultés. Chaque production est un début pour les poètes et les écrivains les plus célèbres. L’ingratitude du public est inexorable et féroce. À peine a-t-il applaudi une œuvre qu’il s’enquiert de celle qui va suivre, la regarde d’avance et la toise. Si elle ne réussit pas, le passé est rayé, l’homme brisé comme un enfant et foulé aux pieds, eût-il précédemment entassé vingt couronnes sur son front ; ainsi est tombé devant nous Gros, le grand peintre, malgré son Iliade immortelle. C’est que, disposé par ceux qui le dirigent à une défiance insultante contre toute imagination inventive, l’affamé public marche derrière nous, comme ces bêtes fauves du désert qui baissent la tête devant l’homme debout, et qui, s’il bronche et tombe, s’élancent sur lui pour le dévorer.

Ce n’est qu’après la mort que tout est remis à sa place et que l’on pardonne des Scythes, des Guèbres, des Agésilas et des Paradis reconquis. Mais la carrière n’existe pas. L’ouvrier en livres, comme je l’ai nommé, tout glorieux qu’il doit être après la vie, ne marche que d’escalade en escalade, et son repos est perdu quand il a tenté le passage d’une barrière qu’il n’a pu franchir. Il est donc aussi faux de dire : Carrière des lettres, qu’il le serait de dire : Carrière de l’imagination ; il n’y a que des fantaisies immortelles inspirées à de rares intervalles.

Il ne dépend point assurément des corps législatifs de changer rien à cette loterie, qui tient à notre nature même, à cet ostracisme perpétuel dont j’ai parlé ailleurs, à la manière dont se fait trop souvent la critique, à la versatilité de nos goûts et de nos opinions ; mais il dépend d’eux de donner aux travailleurs de la pensée la consolation de voir constituer du moins la propriété des œuvres enfantées par d’honorables labeurs. On le voit par l’exemple que j’ai pris ici pour texte de mes inutiles discours, si Sédaine fût resté maçon pour vivre et poète pour rire, ainsi qu’il le disait au directeur de l’Opéra-Comique, comme il avait eu aussi de grands succès dans ce premier métier, meilleur que l’autre, il eût facilement laissé plusieurs mai-