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aux yeux de l’équité la plus scrupuleuse, que le revenu des héritiers serait géométriquement proportionné au succès du livre et du drame. Il y a des soirs où un héritier de Molière recevrait mille francs ; il y a telle année où un neveu de Pascal, de Fénelon, de Montaigne, recevrait vingt mille francs, tandis que ceux de Campistron et de Laclos seraient forcés, à notre louange, pour vivre de leur héritage, d’attendre le retour du mauvais goût et des mauvaises mœurs. Tout serait donc conclu de part et d’autre avec une exacte probité ; on n’aurait rien à se reprocher de poète à nation, ni de parens à peuple ; la bourse de l’esprit aurait ses hausses et ses baisses ; les degrés des droits seraient mesurés à ceux de l’estime générale et au baromètre du goût public ; d’un côté, on aurait du pain, et de l’autre de nobles plaisirs. Les Chatterton et les Gilbert ne se tueraient plus, et les enfans de Corneille et de Sédaine vivraient dans l’aisance.

V.
DU MOT CARRIÈRE DES LETTRES.

Lorsque l’on considère combien il est difficile de faire reconnaître et consacrer par des lois ces droits que tout notre code accorde aux autres propriétés héréditaires ou acquises, dans sa lassitude et son étonnement, on est forcé de regarder comme un coupable et un corrupteur le premier qui a prononcé le mot de : Carrière des lettres.

Sur ce mot vide de sens se sont embarqués, pour faire naufrage dans la mer perfide de la publicité, des milliers de jeunes gens dont le cœur généreux était déçu par un espoir chimérique et les yeux fascinés par je ne sais quel phare toujours errant. Comparant cette carrière aux autres, il leur semblait y voir aussi une élévation successive, de grade en grade, jusqu’à un rang pareil à une sorte de pairie. Mais ils n’ont pas assez aperçu les différences profondes des autres professions à celle-ci. Partout le temps de service est un titre, et on ne demande à l’officier dans son régiment ou sur son vaisseau, au diplomate dans les chancelleries, à l’employé dans son administration, que sa présence assidue et des travaux monotones et constans, d’où il ne peut sortir que par de rares rencontres une action d’éclat ou une négociation habile ; travaux qui, dans leur régularité, amènent presque à jour fixe un avancement immanquable. Mais la vie de l’homme de lettres tient malheureusement par l’inégalité de ses chances à celles du joueur et de l’ouvrier.