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comparé ses mille ébauches et avoir arrêté ses lignes : Tout est fait, je n’ai plus qu’à écrire les vers. C’est que ces hommes-là connaissaient la scène et l’avaient bien arpentée, c’est qu’ils savaient ses secrets ignorés de beaucoup de ceux qui jugent ses mérites, c’est qu’ils jetaient leur coup d’œil de maître sur les magiques perspectives du théâtre, du point de vue au point de distance, à la manière de Michel-Ange, autre constructeur de monumens. Ils posaient d’abord leur idée-mère, leur pensée souveraine, et la scellaient comme un roi pose la première pierre d’un temple ; de ses larges fondations s’élevaient les charpentes fortes et élégantes avec leurs courbures célestes, leurs larges entrées et leurs passages dérobés, leurs vastes ailes et leurs flèches légères, et tout était ensuite recouvert d’une robe d’or ou de plomb, de marbre ou de pierre, sculptée et égayée d’arabesques, de figurines, de chapiteaux, ou simple, grave, sombre, pesante et sans parure. Qu’importe ? La forme extérieure n’est rien qu’un vêtement convenable qui se ploie, se courbe ou s’élève au gré de l’idée fondamentale ; et toute la construction de l’édifice avec l’habileté de ses lignes ne fait que servir de parure à cette idée, consacrer sa durée et demeurer son plus parfait symbole.

L’épreuve la plus sévère pour le rare génie de la Composition, c’est le théâtre. C’est le feu où se brisent les faibles vases, où les forts durcissent leur forme et reçoivent l’immortalité des couleurs. C’est du lecteur de nos livres que l’on peut dire qu’il est patient parce qu’il est tout-puissant. Il surveille lui-même ses impressions et les abrège ou les prolonge à son gré, traverse et foule aux pieds les pages qui l’empêchent dans sa marche ; il va en avant malgré les landes, il a des échasses ; ou tout à coup il s’arrête, revient sur ses pas pour revoir quelque point du pays mal examiné, pour entendre deux fois une explication mal comprise ; il y supplée au besoin avec son crayon, et ajoute à ses informations de voyageur, sur la marge ; il est à son aise enfin, et, s’il est las, laisse le voyage et le livre pour long-temps ou pour toujours. Mais le cercle des trois heures presse le spectateur, et malheur si les divisions n’y sont pas exactement mesurées, si toute idée, tout sentiment n’occupe pas sa place précise ; malheur si l’aiguille, en avançant, surprend un personnage en retard, ou s’il manque au dernier quart d’heure dans lequel se dénoue chaque lien et s’accomplit chaque destinée. Ce sont deux parts toutes différentes de l’art : le poème historique, le roman épique, sont pareils à des Bas-reliefs dont les tableaux successifs s’enchaînent à peine par le pied