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seau, son Saint-Preux et ses Confessions. Une fois ces ressemblances de l’auteur glissées dans ses œuvres, aisément dépistées et faiblement niées, le public et la critique ont pris fort naturellement l’habitude de fureter dans tous les coins d’un drame et d’un roman, de lever tous les voiles et tous les chapeaux pour reconnaître l’écrivain en dessous. Dangereuse coutume de bal masqué, en vérité très désastreuse pour l’art si elle prenait racine parmi nous, car on n’oserait plus peindre un scélérat ni la moindre scélératesse, de crainte d’être pris pour un pénitent qui parle au confessionnal. Ce grand amour des portraits et des secrets surpris fait que nous les cherchons trop souvent où ils ne sont pas. Il est bien vrai qu’il y a dans tous les théâtres certaines belles œuvres, mais très rares, plus particulièrement empreintes que les autres d’une souffrance profonde, et que le poète semble avoir écrites avec son sang versé goutte à goutte. Les tortures de la jalousie peuvent avoir fait sortir Othello et Alceste tout armés du poignard et de l’épée, des fronts divins de Shakspeare et de Molière ; mais les argumens vigoureux des personnages graves qui combattent les plus emportés, sont prononcés par une voix toute puissante, celle de la raison du penseur ; elle est debout à côté de la passion et lutte corps à corps avec elle ; dès que je l’entends parler, je sens que sa présence m’ôte le droit de rechercher les douleurs personnelles d’un grand homme qui sait si bien les dompter et qui en connaît si parfaitement le dictame et les antidotes, je replace le voile sur son buste et je ne veux voir et écouter que les personnages qu’il s’est plu à faire mouvoir sous mes yeux. L’examen a sa mesure, et l’analyse a ses bornes. Gardons-nous bien de porter trop loin ce caprice moderne qu’on pourrait nommer la recherche de la personnalité. La scène a toujours été assez pure en France de l’affectation de se peindre, et je ne vois pas que ni les moindres, ni les plus excellens de nos poètes dramatiques se soient étudié à s’y représenter. J’estime que si parfois leurs sentimens secrets se sont fait jour dans le dialogue de leur théâtre, ce fut malgré eux, par des soupirs involontaires, et l’homme croyait son caractère et sa vie bien en sûreté sous le masque. Les plus déterminés aventuriers n’ont pas même eu l’idée, au temps de Louis XIV, qu’il fût permis de se décrire ainsi soi-même ; et Regnard, ce hardi voyageur, riche, élégant, joyeux, passionné, épris en Italie d’une belle Provençale, prisonnier avec elle à Alger, esclave à Constantinople, rachetant sa maîtresse et non le mari, courant en vain la Pologne et la Laponie pour l’oublier, n’a pas écrit un vers ni une ligne dans toutes ses comé-