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DE LA PROPRIÉTÉ LITTÉRAIRE.

II.
DES TRAVAUX ET DE LA VIE DE SÉDAINE.

Le théâtre est un livre dont chaque phrase prend une voix humaine, un tableau dont chaque figure s’anime et sort de la toile. Comme écrivain et comme peintre, l’auteur jouit plus pleinement de sa pensée et de sa forme ; il entend l’une, il voit l’autre, il les juge et les perfectionne par les sens, et peut étudier désormais avec moins de fatigue son invention réalisée. Ajoutez à ces jouissances complètes de l’art quelque chose des émotions de la guerre ; car le théâtre met l’auteur en face de l’ennemi, le lui fait voir, compter et combattre. Les livres ne disent point comment ils l’ont rencontré ; leurs luttes ont été des duels secrets et silencieux, dont les triomphes se devinent d’années en années, et leur inventeur n’a pu mesurer que rarement et imparfaitement les effets des émotions qu’il a voulu donner ; le théâtre les fait sortir à la clarté de mille flambeaux, par des cris de joie ou par des larmes ; le peuple s’avoue vaincu et applaudit à sa défaite et à la victoire d’une idée heureuse. Ne soyez donc pas étonnés que ce travail charmant soit devenu, dans beaucoup de cœurs, une passion.

Nous allons voir par quel hasard cette passion entra dans l’ame honnête de Sédaine, et jeter un coup d’œil sur sa vie avant de revenir à celle de sa fille.

Le 4 juillet 1719 était né à Paris Michel-Jean Sédaine, fils de l’un des architectes les plus honorés de la ville. Sa famille, heureuse et estimée, lui faisait faire de sérieuses études. Il avait à peine treize ans lorsque son père fut tout à coup ruiné, et s’étant réfugié au fond du Berri, où il avait emmené ses enfans, y mourut en peu de temps, dévoré par une tristesse profonde. Le pauvre petit Sédaine, resté seul avec son plus jeune frère, le prend par la main et se met en route pour Paris. Sa mère y était retirée dans une abbaye. Il veut l’aller rejoindre. Il avait alors pour tout bien dix-huit francs ; il les emploie à payer la place de son frère dans la lourde diligence de ce temps, lui donne sa veste parce qu’il fait froid, et suit la voiture à pied. Quelquefois les voyageurs font monter sur le siége du conducteur ce petit père de famille de treize ans, et il arrive ainsi à Paris. C’est là, c’est alors qu’il reprend par la base le métier de son père et se met vaillamment à tailler la pierre, aidant ainsi à la subsistance de