Page:Revue des Deux Mondes - 1841 - tome 25.djvu/226

Cette page a été validée par deux contributeurs.
222
REVUE DES DEUX MONDES.

le serait de sa présence. Elle ne s’était pas trompée ; l’impression en fut profonde, comme mon étonnement de son récit. Elle a maintenant soixante-quatorze ans. Sédaine n’avait laissé à sa mère et à elle qu’un seul héritage, dit-elle, celui de ses droits d’auteur. Ces droits, selon la loi, expirèrent dix ans après lui. L’Empereur sut cette situation, en fut touché, et douze cents francs de pension vinrent remplacer un revenu qui devait être au moins de douze mille francs annuels, à voir combien de fois alors on représentait les nombreux ouvrages de l’auteur du Philosophe sans le savoir. Mais enfin c’était du pain. Le vin y fut ajouté par le roi Louis XVIII, qui donna cinq cents francs d’augmentation. La mère et la fille s’en trouvaient heureuses. Elles pouvaient quelquefois venir considérer les représentations de leurs pièces chéries (nées près de leur foyer) dans un coin de ces salles dont le luxe, trop stérile pour elles, était alimenté par les œuvres de Sédaine. Mais bientôt la veuve suivit son mari et laissa seule Mlle Sédaine, qui jamais n’avait voulu quitter ce nom sacré pour elle, et qui vit un ministre rayer, par fantaisie, en jouant avec sa plume, les douze cents francs qu’on lui avait conservés ; et les réduire à neuf cents… Il y a de cela plus de onze années. Depuis ce temps, elle n’a cessé de demander la restitution de cette précieuse rente, donnée par le conquérant absolu, mais on n’écoute pas sa voix tremblante. Rien ne lui est venu que les années, que les douleurs, que la cécité. Une première opération de la cataracte ne lui a pas rendu la vue, mais l’a presque entièrement ruinée ; la seconde serait trop dispendieuse pour elle. Un de ses yeux est perdu, un nuage s’épaissit sur l’autre ; elle le sent et le laisse se former, parce qu’une opération serait douteuse peut-être et à coup sûr la laisserait plus pauvre encore pour plusieurs années. Voilà tout. Vous le voyez, je l’ai promis, l’histoire est courte, et, que l’on attende encore, le dénouement viendra, le plus sombre qu’on le puisse faire.

Or, à présent, à qui s’en prendre ? Je vais le dire. Mais je veux commencer par examiner les labeurs de l’homme. Je devine que vous pesez en vous-mêmes les mérites du père pour mesurer les droits de la fille. Eh bien ! je vous suivrai. Aussi bien faisais-je comme vous ; et tandis qu’elle me racontait en peu de mots ses longues douleurs, je repassais dans ma mémoire cette liste si grande de travaux et de succès toujours brillans et toujours inutiles, et je me demandais comment, après tout cet éclat, on laissait en cet état sa famille en mourant.