Page:Revue des Deux Mondes - 1841 - tome 25.djvu/130

Cette page a été validée par deux contributeurs.
126
REVUE DES DEUX MONDES.

d’Europe et d’Asie pour défendre le détroit contre une flotte ennemie ? Il n’est pas de stipulations écrites qui tiennent contre de pareils faits. L’Europe aura beau passer des notes diplomatiques, elle n’ôtera jamais à la Russie le bénéfice d’une telle proximité, et les traités préparés laborieusement dans les chancelleries pour la garantie de Constantinople devront, sous peine de rester frappés d’un vice originel et d’un ridicule, trouver préalablement un moyen de rapprocher Toulon de la mer de Marmara et d’en éloigner Sébastopol. Lorsque ce problème géographique aura été résolu, j’entrerai de grand cœur dans le concert européen.

Ne raisonnons donc pas sur l’occupation de Constantinople, comme on aurait pu le faire avant les conquêtes de Pierre Ier et de Catherine II. Concevons bien, d’une part, que la Russie se dirige vers le Bosphore par une force d’entraînement aussi irrésistible que celle qui pousse les grands fleuves de leur source à leur embouchure dans l’Océan[1]. Comprenons bien, de l’autre, la portée véritable de cet évènement dans l’économie générale du monde. La conquête de Constantinople constituera, dans la Méditerranée, une marine puissante : celle-ci sera bien loin cependant d’égaler la marine anglaise ; mais par son association avec la nôtre elle préservera la liberté commerciale du monde si sérieusement menacée. Cette conquête donnera nécessairement à la Russie le patronage et peut-être la souveraineté de l’archipel et d’une portion de l’Asie-Mineure : extension redoutable sans doute, qui ne compenserait pas néanmoins celle que la domination de l’Angleterre, depuis Alexandrie jusqu’à Bagdad, assurerait à la souveraine des deux presqu’îles de l’Inde.

Il se peut donc que la Grande-Bretagne accepte un jour, même au prix de Constantinople, le complément d’une domination qui comptera probablement alors la Chine parmi les peuples vassaux de son empire ; il se peut qu’elle se résigne à livrer à ses destinées la ville de Constantin. Il se peut aussi, et nous n’avons garde de le nier, qu’elle recule devant l’audace d’une aussi grande chose. Si le traité du 15 juillet est le premier pas dans cette carrière, le but est bien loin encore derrière la génération contemporaine, et plus d’une fois, sans doute, les reviremens de l’opinion feront hésiter l’Angleterre entre son vieux système anti-russe et la politique nouvelle si résolument commencée par lord Palmerston.

  1. On nous permettra de renvoyer sur cette question au deuxième volume des Intérêts nouveaux en Europe, où nous avons eu occasion de la traiter avant qu’elle fût de circonstance.