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DÉBATS PARLEMENTAIRES.

cela se peut, et je le crois ; mais, ce que je tiens pour certain, c’est que ce siècle n’aura pas terminé son cours avant que le régime politique de l’Inde anglaise soit établi aux bords même de la Méditerranée. L’Égypte et la Syrie auront aussi leurs pachas et leurs émirs pensionnaires du grand empire maritime ; ils recevront de sa libéralité de l’or, des armes, des officiers, puis des garnisons et des citadelles ; alors il en sera de l’intégrité de l’empire ottoman comme il en fut de la suzeraineté du Mogole de Delhi. Ceci est le dernier terme de la question d’Orient, telle que le traité du 15 juillet l’a commencée.

À ce prix, l’Angleterre pourrait à coup sûr livrer un jour Constantinople. Sans contester la haute importance d’une telle possession, il faut en effet se garder de l’exagérer pour en apprécier la valeur réelle.

Dans notre opinion, Constantinople apporterait à la Russie un grand accroissement de force morale plutôt qu’un immense développement de puissance matérielle. On oublie trop en traitant cette question qu’on s’inquiète de faits déjà presque complètement accomplis. Constantinople ne fera pas de la Russie une puissance maritime, car elle l’est déjà, puisqu’elle est maîtresse de la mer Noire, et qu’elle y entretient une flotte formidable ; Constantinople ne fera pas de la Russie une puissance commerciale, car on tisse le coton et l’on raffine le sucre en Crimée aussi bien qu’à Manchester, et Odessa communique chaque jour avec Liverpool. La plupart des argumens en circulation en France et en Angleterre sur ce sujet s’appliquent bien moins à l’état actuel des choses qu’à ce qu’était la Russie avant que la mer Noire fût un lac russe, et que ses provinces méridionales fussent dominées par la civilisation et l’industrie de l’Europe. Ce qu’on redoute existe, et si c’était un malheur pour le monde, ce malheur-là serait déjà presque consommé.

Que gagnera donc la Russie en occupant Constantinople ? D’avoir les clés de sa maison. C’est beaucoup sans doute, je ne le nie pas ; mais en quelles mains sont donc ces clés ? Est-il un portier plus débonnaire et dont on doive moins redouter les capricieuses velléités ? Refusera-t-il jamais d’ouvrir ces portes, tant qu’une armée aux pieds des Balkans menacera Andrinople, tant qu’une flotte pourra dans trois jours venir les forcer ou incendier le sérail en cas de refus ? Si la Russie avait aujourd’hui une collision dans la Méditerranée avec une puissance maritime, le divan serait-il en mesure de clore les Dardanelles pour empêcher la sortie des escadres de Sébastopol ? pourrait-il davantage empêcher un corps russe d’occuper en pareil cas les châteaux