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eussent bientôt abandonnés sans les hallucinations d’une multitude fascinée qui les applaudit chaque matin pour des merveilles qu’ils n’ont pas conscience d’y avoir mises. Certes, M. Meyerbeer est un homme de trop d’esprit pour donner en d’aussi ridicules travers ; nul mieux que lui ne connaît les ressources profondes, mais limitées, de son art ; nul ne sait mieux que lui la ligne où s’arrête la puissance véritable du son, et ce n’est pas l’illustre auteur de Robert-le-Diable et des Huguenots qui franchirait jamais cette ligne. Et cependant ne le voyons-nous pas s’attacher à des rêves impossibles ? Comment ne pas reconnaître les théories nouvelles dans ces préoccupations qui le possèdent, dans cette élaboration musicale d’un dogme, ou d’une hérésie ? Suivez la filière : Robert-le-Diable, les Huguenots, le Prophète ; après le catholicisme, Luther ; après Luther, les anabaptistes. Passe encore pour la musique catholique ; le catholicisme a constitué le monde, il a pour lui la cathédrale, les orgues et les cloches ; il a des harmonies sublimes au dedans, et de puissantes manifestations sonores au dehors. On se figure encore une musique catholique ; mais une musique luthérienne, une musique anabaptiste, y pensez-vous ? Qu’on veuille exprimer la couleur, cela se conçoit ; mais la nuance, la nuance imperceptible ? S’il y a une musique pour Jean de Leyde, il faut qu’il y en ait une pour Jean Hus, pour Jérôme de Prague, une musique pour toutes les individualités protestantes depuis Wicleff jusqu’à M. l’abbé Châtel. Non, encore une fois, là n’est point l’art véritable ; la musique réside tout entière dans le cœur, dans les passions du cœur, et n’a rien à faire avec les subtilités de l’esprit ; et c’est parce que M. Meyerbeer possède à un éminent degré les grandes qualités d’expression, c’est parce que dans tous ses poèmes religieux l’épisode entraîne le fond, et que les digressions dans le domaine de la théologie ne l’empêchent pas de trouver des élans comme le duo entre Valentine et Raoul au quatrième acte des Huguenots, que M. Meyerbeer a le droit incontestable de se livrer à de pareilles fantaisies. Aussi bien, puisqu’il s’agit de la reprise de Robert-le-Diable, nous pourrions à merveille discourir à ce sujet de toutes les choses qui se laissent voir dans cette partition gigantesque ; nous pourrions analyser chaque mélodie au point de vue philosophique, étudier le diable en tant que père de famille, et nous poser chemin faisant, plusieurs questions sur le mythe musical que nous laisserions résoudre à l’avenir. Mais parlons de Duprez.

En abordant le rôle de Robert, Duprez tentait une entreprise au-dessus de ses forces. Remarquez que nous n’entendons pas ici, le moins du monde, faire injure au grand chanteur ni diminuer en rien sa valeur dramatique. Il y dans la création de Robert-le-Diable, dans cette vaste création où Nourrit entassait tant de verve, d’énergie, de puissance, de chaleur et de fougue intrépide, il y a certaines conditions de scène, de pantomime, de tenue, de physique si l’on veut, auxquelles Duprez ne saurait suffire. Restait l’exécution musicale proprement dite, mais ici les mêmes difficultés se rencontraient. La partie de Robert, écrite dans les notes aiguës et vibrantes de la voix de Nourrit, procède par mouvemens spontanés, intonations vaillantes ; or, ce n’est point