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JOURNAL D’UN OFFICIER DE MARINE.

la conversation sembla devenir plus gaie dès que l’assiette eut circulé et que chacun eut allumé son rouleau parfumé à un de ces bâtons-mèches qui brûlent toujours dans de petits bateaux en laque, inventés en Chine pour cet usage.

Nous sortîmes enchantés de notre jeune consul ; et, comme nous devions venir dîner avec lui, nous le quittâmes pour aller faire un tour dans la ville, en attendant que la pluie nous forçât de retourner à l’hôtel.

Mais, avant de parler davantage de Manille, je vais rappeler en peu de mots l’origine de cette colonie, ses diverses révolutions et les élémens dont elle est composée.

On sait que Luçon, l’île la plus grande du groupe des Philippines, fut découverte par Magellan en 1519 ; mais ce ne fut qu’en 1571 que Juan de Salcedo, neveu du brave Legaspe, envoyé à Luçon par son oncle, fonda Manille sur les bords de la petite rivière de Passig, qui prend sa source à neuf ou dix milles de là, dans un lac immense parsemé d’îles d’une fertilité étonnante.

Salcedo battit les naturels du pays qu’on appelait Tagals, Panpangas, Zimbales, Pangasinans, Ilocos et Cayagans. Ces peuplades, d’une couleur olivâtre, ont les cheveux lisses et les traits presque entièrement semblables à ceux des Malais. Mais dans les forêts et sur les montagnes vivait une autre race entièrement différente, noire comme les races du centre de l’Afrique, avec les cheveux crépus et le nez épaté : les Otas ou Négritos fuyaient les autres habitans de l’île et se faisaient remarquer par un naturel indomptable. Les Espagnols renoncèrent bientôt à les civiliser, et se contentèrent de les repousser plus loin dans les gorges et les ravins inaccessibles de Luçon. Quant aux Tagals, qui promettaient de devenir des sujets dociles, on les traita assez humainement, et l’on prit, pour mieux s’assurer de leur fidélité, un moyen qui déjà avait été employé plusieurs fois avec succès en pareil cas : on travailla activement à en faire des chrétiens, et on y parvint en assez peu de temps. Ils furent alors répartis en petites congrégations, dont chacune, n’ayant guère à recevoir d’ordres que de son chef spirituel, semblait ne point obéir à une autorité imposée par la force. Mais les curés, dont l’influence sur les Tagals était presque sans bornes, étaient eux-mêmes en général les instrumens dociles des volontés de l’archevêque, qui se trouvait ainsi investi par le fait d’une puissance extraordinaire. Toutefois, il faut remarquer que, si le clergé régulier lui était complètement soumis, il n’en était pas tout-à-fait ainsi des ordres religieux, dont l’esprit indépendant fut même dans le principe la cause de bien des troubles.