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servir d’entrepôt et d’arsenal. Cent vingt Taïtiens, engagés pour le service des pompes, épargnèrent désormais à l’équipage ce travail pénible et ingrat. Les matelots n’eurent plus qu’à dégréer et à alléger le navire. La poudre fut déposée sur la petite île de Motou-Ta, résidence favorite du célèbre Pomaré ; les canons, saisis par d’énormes poulies, roulèrent à terre sur des chantiers préparés pour les recevoir ; les boulets, lancés par des conduits en bois, se rangèrent sur la plage en pyramides ; le gouvernail, les hauts mâts, toute cette forêt de vergues et ce réseau de cordages disparurent peu à peu sous des mains actives, et l’Artémise, si coquette naguère, vit tomber un à un tous les atours de sa toilette maritime.

Pour étancher la voie d’eau, on essaya d’abord les moyens les plus simples. Des plongeurs de perles, venus des îles Pomotou, tentèrent à diverses reprises d’aller reconnaître et boucher les ouvertures. Leurs efforts furent vains. Il fallut songer à un expédient plus décisif, à l’abattage en carène. Les pompes redoublèrent d’activité. Les naturels qui les servaient étaient jeunes, robustes et gais ; ils travaillaient en chantant un air américain arrangé sur des paroles taïtiennes, et quand l’eau ne venait plus, ils se rassemblaient autour d’un danseur qui exécutait un pas national accompagné d’un récitatif lent et mélancolique. Dès les premiers jours, la plus parfaite harmonie s’était établie entre l’équipage et les naturels. Selon l’usage du pays, chacun de ces derniers avait choisi un tayo parmi les matelots de la frégate. Un tayo, pour le Taïtien, n’est pas seulement un ami, c’est un autre lui-même. Entre tayos, tout est commun : la propriété cesse où cette amitié commence. L’échange des noms suit la confusion des fortunes. Jamais compagnonnage ne fut poussé plus loin. Les vieux dévouemens de Pylade pour Oreste, de Nisus pour Euryale, pâlissent auprès de celui-là. La chose se fit d’ailleurs, à bord de l’Artémise, de la manière la plus naturelle. Dès l’abord, nos matelots, volontiers généreux, avaient invité à leur modeste ordinaire les indigènes, qui regardaient d’un œil d’envie le pain et le vin de France. De là des adoptions dans chacune des gamelles qui toutes eurent ainsi leurs tayos ou amis. Cette amitié ne s’exerça pas à titre onéreux. Bientôt, à l’heure des repas, on vit accourir de tous les points de Pape-Iti des enfans ou des femmes portant des paniers pleins de fruits, de cocos, d’oranges, de goyaves, de mayoré et de pastèques. Assis sur le rivage, ces messagers attendaient que le roulement du tambour eût annoncé l’heure du repas, et quand ce signal se faisait entendre, le cri de tayo, tayo, retentissait dans les chantiers, et chacune des