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MADAME DE LONGUEVILLE.

rapporte des traits touchans. Elle avait ses ennemis, ses envieux ; des mots blessans ou même insultans lui arrivaient ; elle souffrait tout, et elle disait à Dieu : Frappe encore ! Un jour, allant en chaise des Carmélites à Saint-Jacques-du-haut-Pas, elle fut abordée par un officier qui lui demanda je ne sais quelle grace ; elle répondit qu’elle ne le pouvait, et cet homme, là-dessus, s’emporta aux termes les plus insolens. Ses gens allaient se jeter sur lui. « Arrêtez, leur cria-t-elle ; qu’on ne lui fasse rien ; j’en mérite bien d’autres. » Si j’indique à côté de ce grand trait principal d’humilité les autres petitesses persistantes, c’est donc bien moins pour infirmer une pénitence si profonde et si sincère que pour trahir jusqu’au bout les secrètes misères, obstinées et les faux-fuyans de ces élégantes natures.

Lemontey, dans une notice spirituelle, mais sèche et légère, n’a pas craint de l’appeler une ame théâtrale et vaine. Qui oserait, après avoir assisté avec nous de près à sa pénitence, l’appeler autrement qu’une pauvre ame délicate et angoissée ?

Nicole, cet esprit si délicat aussi, et qui la fréquenta si long-temps, l’a très bien jugée. Il avait toujours été fort en accord avec elle. Elle trouvait qu’il avait raison dans toutes les petites querelles de Port-Royal. Il disait agréablement qu’elle morte, il avait baissé de beaucoup en considération : « J’y ai même perdu, disait-il, mon abbaye, car on ne m’appelle plus M. l’abbé Nicole, mais M. Nicole tout simplement. » Au tome XII des Ouvrages de Morale et de Politique de l’abbé de Saint-Pierre, on trouve sur le genre d’esprit et la qualité intellectuelle de Mme de Longueville ce témoignage assez particulier qu’on n’aurait guère l’idée d’aller chercher là, et dont l’espèce de bizarrerie n’est pas sans piquant[1].

« Je demandai un jour à M. Nicole quel était le caractère d’esprit de Mme de Longueville ; il me dit qu’elle avait l’esprit très fin et très délicat sur la connaissance des caractères des personnes, mais qu’il était très petit, très faible, et qu’elle était très bornée sur les matières de science et de raisonnement, et sur toutes les choses spéculatives dans lesquelles il ne s’agissait point de sujets de sentiment. — Par exemple, ajouta-t-il, je lui dis un jour que je pouvais parier et démontrer qu’il y avait dans Paris au moins deux habitans qui avaient même nombre de cheveux, quoique je ne pusse pas marquer quels sont ces deux hommes. Elle me dit que je ne pouvais jamais en être assuré qu’après avoir compté les cheveux de ces deux hommes. Voici ma démonstration, lui dis-je : je pose en fait que la tête la mieux garnie de cheveux n’en a pas 200,000, et que la tête la moins garnie, c’est celle qui n’a qu’un cheveu. Si maintenant

  1. Je supprime la singulière orthographe de l’abbé de Saint-Pierre ; il y aura assez d’algèbre sans cela.