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LES SCIENCES EN FRANCE.

le principe de la proportionnalité des forces aux vitesses, principe que Laplace lui-même avait cru impossible de prouver par le raisonnement. La démonstration de M. Poisson laisse encore quelques doutes dans l’esprit, car il semble qu’en l’adoptant on pourrait l’étendre généralement à tous les rapports qui existent entre les causes et les effets. Dans sa conduite, il avait adopté une philosophie pratique fort douce qui consistait surtout à voir le beau côté des choses et à espérer dans l’avenir. Il était spirituel et gai dans la conversation ; mais il n’aimait pas les succès bruyans, et, pour se montrer tel qu’il était, il avait besoin, comme tous ceux qui, après avoir été beaucoup dans le monde, en ont reconnu le vide, de se trouver avec un petit nombre d’amis. Ceux qui l’ont entendu professer n’ont pas oublié le talent avec lequel il exposait les principes les plus élevés de la science. À l’Académie néanmoins, il ne savait pas maîtriser l’émotion que lui causait cet imposant auditoire, et l’on était frappé de l’hésitation qu’il montrait alors et qui était encore augmentée par une petite toux convulsive qui le prenait toujours. Nulle part cependant il ne pouvait trouver un auditoire plus bienveillant ni plus favorablement disposé, car son influence à l’Institut était très grande, et d’autant plus qu’il évitait avec soin de l’exercer : cette influence tenait à son talent non moins qu’à la modération de son caractère, qui était, à mes yeux, celui du véritable savant. Sa seule passion a été la science ; il a vécu et il est mort pour elle. Travaillant sans cesse à agrandir le cercle des connaissances humaines, il n’ambitionnait que les suffrages des juges compétens, sans jamais briguer les applaudissemens de la foule ni cette popularité que dans les hautes sciences on ne peut recueillir qu’en s’abaissant. Et pourtant il n’y avait pas un coin du globe où sa renommée n’eût pénétré, et toutes les Académies du monde tenaient à honneur d’inscrire son nom sur leurs registres. Bien qu’il dût connaître sa force, M. Poisson avait une véritable modestie qui se manifestait dans sa conversation comme dans ses écrits[1], et personne n’a jamais entendu sortir de sa bouche un mot qui pût faire soupçonner en lui le sentiment de sa supériorité.

Bien que M. Poisson ait été élevé à la pairie sous le gouvernement actuel, il n’a jamais été un homme politique. Partisan d’une sage liberté, et convaincu qu’il en aurait toujours assez pour lui-même,

  1. Ce n’est pas seulement dans ses ouvrages imprimés que M. Poisson savait être modeste, il apportait cette réserve jusque dans les écrits qu’il ne se proposait pas de publier. Il avait rédigé pour son usage particulier deux notices fort détaillées et très importantes, l’une sur les travaux et les découvertes de Laplace, l’autre sur les manuscrits de Lagrange, qui contiennent des analyses, et des jugemens très