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composition un caractère de grandeur et d’originalité qui en explique le long succès. C’est incontestablement une conception neuve et forte que la position de Lucifer, condamné à travailler contre lui-même, à faire usage pour sauver les hommes des puissantes facultés qu’il emploie d’ordinaire à les perdre, gémissant de ses propres succès et y trouvant la plus cruelle de ses tortures. Nous avons déjà dit ce que nous trouvions d’imposant dans le rôle du père gardien. La pureté vraiment céleste de la malheureuse épouse de Ludovic, l’angélique douceur de sa piété, jettent au milieu de ces sévères créations un charme tout particulier et d’une nature assez rare sur la scène espagnole.

Rien, peut-être, ne prouve mieux le changement qui, quoi qu’on ait pu dire, s’est depuis long-temps déjà effectué dans la manière de penser des Espagnols, que ce qui est arrivé au Diable prédicateur. Cette pièce qui, au XVIIe siècle, et pendant une grande partie du XVIIIe, était pour les fidèles une œuvre d’édification, un moyen de ranimer leur dévotion, qui, lorsqu’on la remettait à la scène, tenait lieu, pour ainsi dire, d’un sermon en faveur de l’ordre des franciscains et d’un panégyrique de leur saint fondateur, avait fini par affecter les esprits d’une tout autre façon. L’autorité, s’apercevant qu’elle jetait du ridicule sur les ordres religieux, en avait défendu la représentation, au moins dans la capitale. Lorsque la révolution de 1820 vint briser l’autorité de la censure et proclamer la liberté absolue du théâtre, je me trouvais à Madrid ; je vis représenter le Diable prédicateur en présence d’un public nombreux, dont les démonstrations n’étaient pas très différentes de ce qu’eussent été celles d’un parterre parisien du second ou du troisième ordre. Évidemment il ne saisissait pas le côté vraiment dramatique de ce qu’il avait sous les yeux, il ne voyait que la bizarrerie des préjugés et des habitudes de la vie monacale, il en riait ; le véritable héros de cette comédie, c’était pour lui le frère Antolin, et elle se résumait presque à ses yeux dans la guerre burlesque déclarée par le démon à la gourmandise de ce facétieux personnage. Nous aimons mieux, à tout prendre, le public qui dans un autre temps s’associait à l’enthousiasme du poète en faveur de saint François et de ses disciples, sympathisait avec le père gardien, s’indignait contre la dureté de cœur de l’impie Ludovic, et sortait du théâtre l’ame remplie d’une pieuse terreur. Il pouvait n’être pas plus éclairé que le public d’aujourd’hui, mais il y avait certainement en lui plus d’imagination, plus d’aptitude aux émotions fortes et élevées.

Il est presque superflu d’ajouter que le discrédit qui avait ainsi frappé, dès le siècle dernier, le Diable prédicateur, avait atteint plus complètement encore, et d’ailleurs à plus juste titre, cette multitude de drames religieux dans lesquels des extravagances bien autrement choquantes n’étaient pas toujours compensées par d’aussi heureuses inspirations. Lors même que l’affaiblissement du fanatisme, ou, si l’on veut, les premières lueurs de l’esprit philosophique, n’eussent pas banni de la scène ces productions jadis si admirées, le changement qui s’était opéré dans le goût littéraire de la nation eût suffi pour