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THÉÂTRE ESPAGNOL.

gence est faible. Lorsque je suis venu vous trouver, vous et vos moines, n’étiez-vous pas résolus à abandonner lâchement le couvent ? En ce qui vous concerne, j’avais donc atteint mon but, puisque le Créateur ne s’est interposé que lorsqu’il qu’il vous a vus vaincus. Rendez-lui donc grace de sa miraculeuse intervention ; mais croyez que, si vous aviez eu plus de courage, mon châtiment serait moindre.

Le père gardien. — C’est en toute justice que vous m’avez humilié.

Lucifer. — Je suis condamné à faire ce que ferait François, s’il vivait encore. Jugez s’il était possible de m’imposer une mortification plus douloureuse, sans compter l’ignominie d’être contraint à me couvrir de sa bure.

Le père gardien. — Jamais vous n’avez été plus honoré depuis que vous êtes tombé du ciel.

Lucifer. — L’orgueil vous aveugle et vous fait perdre la mémoire. Oubliez-vous donc votre origine ? ignorez-vous que vous êtes sorti de la boue et de la poussière ?

Le père gardien. — Je ne l’oublie pas : je sais que Dieu a formé le premier homme de ses propres mains, avec un peu de terre ; mais la création de l’ange lui a coûté moins encore, puisque d’une seule parole…

Lucifer. — Laissons cela ; de telles matières ne peuvent être traitées entre nous : vous les ignorez, et il ne m’est pas permis de vous répondre. Quand voulez-vous que nous commencions la fondation nouvelle ?

Le père gardien. — Sur-le-champ, si vous le trouvez bon.

Lucifer. — C’est ce que je désire. Quels sont ceux des frères qui y travailleront ?

Le père gardien. — Je ne puis les désigner ; c’est à vous qu’il appartient de les choisir et d’en fixer le nombre. Mon devoir est seulement d’exécuter tout ce que vous aurez ordonné.

Lucifer. — Quelle hypocrite humilité ! Mais le temps viendra bientôt où on le verra passer d’un extrême à l’autre.

Le père gardien. — Dieu permettra que vos artifices nous fournissent de nouvelles occasions de mériter sa grace.

Lucifer. — Si Dieu y intervient, cela sera facile sans doute. Autrement, je sais par expérience comment vous combattez.

Le père gardien. — J’avoue que je ne suis que poussière.

Lucifer. — Allez, allez faire paître vos brebis. Je les vois qui attendent leur pasteur. Prenez garde qu’il ne s’en égare quelqu’une, elle pourrait se perdre.

Le père gardien. — Ce soin serait superflu de ma part. C’est à vous de les garder s’il survient quelque danger, puisque Dieu ne vous a envoyé parmi nous que pour être le chien de garde de son troupeau. (Il sort.)

Lucifer. — Il le faut bien, hélas ! puisqu’il ne m’est permis de mordre aucune de ces brebis. Mais un jour viendra où, le berger et moi, nous nous verrons d’une autre façon.