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d’amertume ne peut-elle disparaître parmi tant de douceurs ? Faut-il donc faire cette triste réflexion : Spes et fortuna valete ? Elle est partie, elle est partie, celle en qui j’espérais, et pas une pensée ne me rappelle à son souvenir, plus un seul coup-d’œil sur le passé. Eh bien ! qu’il m’arrive ce qu’il voudra, je suis las de la vie ! D’autres attendent ma mort avec impatience. Si j’avais pu mourir pour elle, qui maintenant me fait mourir, mon bonheur eût été parfait ! »

C’est ainsi que parlait d’une reine jalouse cet homme, coupable d’avoir offert ses hommages à une jeune fille dont il était épris, et puni pour cette seule action par Élisabeth. L’écrivain d’Édimbourg, habile à toujours atténuer les bassesses de son héros, prétend que tout le monde s’exprimait ainsi sur le compte de la reine, et l’excuse par l’exemple de Henri IV, auquel le portrait d’Élisabeth arracha, dit-on, des exclamations de tendresse et d’admiration. Mais ce dernier fait n’a pas d’autre garant que la seule véracité d’un ambassadeur, intéressé à la flatter par un récit de ce genre. Quant à nous, que les historiens instruisent des nombreuses fraudes pratiquées par les flatteurs de la reine, nous n’hésitons pas à le rejeter comme un conte, tandis que la lettre absurde de Raleigh subsiste toute entière, exposée au mépris et au sarcasme de la postérité.

La lettre porta coup. Élisabeth lui fit rendre la liberté, sans lui permettre de revenir à la cour et de revoir « ces belles joues, ces beaux cheveux, ce port de nymphe, » et ces attraits supposés qui valaient au jeune gentilhomme sa grace tant désirée. Il redoubla d’efforts pour reconquérir ce qu’il avait perdu. Au parlement, dont il était membre, on le vit appuyer avec ardeur l’autorité absolue de sa maîtresse et les demandes de subsides qu’elle réclamait sans cesse. Le domaine et le château de Sherborne, ancienne et magnifique propriété ecclésiastique, furent aliénés par la reine, qui les lui donna, sans doute comme récompense de ses efforts et de ses travaux parlementaires. Tant de flexibilité dans une catastrophe qui devait le perdre et qui le laissait reparaître sur la scène publique avec un éclat menaçant, si peu de scrupules et tant d’audace, n’échappaient point à l’opinion publique : il était un de ces hommes que l’on redoute en les méprisant. Un contemporain, cité par Birch dans ses Mémoires d’Élisabeth, s’exprime ainsi sur son compte : « Les gens honnêtes tremblent que sir Walter Raleigh ne rentre incessamment en faveur. On s’y oppose beaucoup. Puisse cette opposition réussir et le mettre à la place qu’il mérite ! » Que ce soient les paroles d’un ennemi, nous sommes loin de le nier ; mais si l’on compare à la mauvaise réputation