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WALTER RALEIGH.

montré si coupable ; il voulait du moins périr à ses yeux. Élisabeth avait à cette époque un peu plus de soixante ans, et, selon le voyageur Hentzner, on n’apercevait dans sa figure qu’un bec crochu au milieu de quelques rides rougeâtres. Carew fut dupe de cette étrange comédie. Il se précipita sur Raleigh, qu’il empêcha de se jeter à l’eau. « Laissez-moi (lui criait le capitaine des gardes) ! Je la vois ; j’éprouve le supplice de Tantale ! » Mais Carew s’obstinait à garder son prisonnier ; on se prit au corps et aux cheveux. Les deux perruques tombèrent dans la Tamise, et déjà les poignards étaient tirés lorsque des subalternes mirent fin à ce combat, dont le sujet ridicule est un trait caractéristique de l’audace gasconne à laquelle Raleigh a dû tant de succès misérables. La reine était partie sans écouter l’infidèle. Il continua sa comédie. Renfermé plus étroitement dans une chambre de la Tour, il écrivit à Robert Cecil, ministre de la reine, une lettre qui ne pouvait manquer de lui être montrée et de produire son effet. En voici des fragmens qui démontreront jusqu’à l’évidence la justesse de nos observations sur le caractère moral de Raleigh

« Ô mon ami ! jamais mon cœur n’éprouva tant d’angoisses qu’aujourd’hui ! J’apprends que la reine va s’éloigner, elle qui, pendant un si grand nombre d’années, a été l’objet de mon ardent amour ; elle, cause de ma vive affliction, et qui maintenant me laisse seul dans l’obscurité d’une prison ! Lorsqu’elle était plus rapprochée, et que tous les deux ou trois jours j’entendais parler d’elle, mon chagrin était plus supportable ; mais maintenant mon cœur se serre, oppressé par les regrets. Moi, qui avais l’habitude de la voir à cheval, comme Alexandre, ou chassant comme Diane, ou déployant dans sa démarche les graces de Vénus, lorsque le souffle de l’ouest faisait voltiger ses cheveux sur ses joues, fraîches comme celles d’une nymphe, ou assise sous la feuillée ombreuse, semblable à une déesse, et chantant comme un ange en modulant comme Orphée !… Faut-il, hélas ! qu’une seule faute m’ait ravi tant de bonheur ! Oh ! félicité magnifique, que l’on ne comprend que dans l’adversité, qu’es-tu devenue ? Toutes les plaies se cicatrisent, la blessure du cœur saigne toujours. Toutes les passions s’affaiblissent, mais ce que l’on a ressenti pour une telle femme ne s’efface jamais. Où trouver une épreuve de l’affection aussi certaine que le malheur ? Quelle plus belle occasion d’exercer la clémence que l’offense ? À quoi bon la divinité, si elle n’exerçait pas la miséricorde ? car la vengeance est le propre des mortels. Tant d’heures douloureuses et de tendres soupirs ne peuvent-ils pas balancer un seul moment d’erreur ? Une seule goutte