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La Russie accomplit dans cette contrée une œuvre dont les Européens, occupés de ses agrandissemens en Europe, n’ont pas soigneusement mesuré la portée. Elle fait passer les tribus tartares de la vie nomade à la vie stationnaire. Mais tout en les initiant à la civilisation, elle développe en eux les instincts belliqueux plutôt qu’elle ne les amortit. Elle les enrégimente, elle les discipline, elle les accoutume à manier avec dextérité les machines de guerre qu’a perfectionnées la science occidentale. Ainsi, parmi cette race d’hommes dont le nom est invasion, tout comme celui du démon dépossédé par le Sauveur était légion, elle se crée un instrument qui pourrait devenir dangereux pour l’Europe, mais déjà redoutable pour l’empire chinois.

Par mer, la Chine est observée aussi, menacée, harcelée par les contrebandiers qui sont les avant-coureurs des conquérans ou au moins du commerce régulier. Les navires anglais partis de l’Inde assaillent son long littoral. Déjà les intrépides marins des États-Unis se joignent à eux ; que sera-ce lorsque les pionniers de l’Union américaine auront pullulé sur le versant occidental des Montagnes-Rocheuses dans le district de l’Orégon, ou lorsque les redoutables carabines de

    populations sans lien d’attache avec le sol, sans religion ou vouées à un culte grossier et rudimentaire, sans littérature et sans science, sans monumens d’art, sans industrie, faibles de nombre, aient pu peser d’un aussi grand poids dans la balance de ses destinées. Dans cette masse pour ainsi dire fluide, les ébranlemens se communiquaient de proche en proche, tout comme une vague va sans se lasser d’une extrémité à l’autre de l’horizon. Il suffisait qu’un de ces flots tumultueux de nomades fût poussé par un autre flot pour que, les tribus se refoulant les unes les autres, une effroyable invasion vînt porter la dévastation et le carnage à des distances infinies chez les peuples civilisés. Les tempêtes survenues dans ces arides espaces de l’Asie moyenne, se propageant ainsi au loin, ont causé les grandes révolutions qui ont eu pour théâtre, à l’Occident notre Europe, à l’Orient la Chine et les pays qui l’avoisinent. C’est de là que sont sortis, comme des ouragans furieux, les Celtes et les Pélasges, les Germains et les Scythes, les Alains, les Avares et les Huns, tous les barbares enfin, les Slaves et les Turcs. De là sont pareillement venus les Mongols de Gengis-Khan, conquérans de la Chine ; avant les Mongols, les Hioung-Nou, qui comme eux s’étaient portés à l’Orient, et même, au dire de quelques écrivains, auraient pénétré dans l’Amérique du Nord, chassant devant eux des essaims de peaux-rouges ; après les Mongols, les Mandchoux, qui de même se sont emparés de l’empire chinois, où ils règnent aujourd’hui.

    Un des plus curieux livres d’histoire qui aient été publiés depuis quelques années, est certainement celui de M. A. Jardot sur les Révolutions des peuples de l’Asie moyenne. L’auteur a clairement montré quelle avait été l’influence des migrations de ces peuples sur l’état social et politique de l’Europe, et même de l’Orient. Il a jeté ainsi beaucoup de lumières sur les causes premières des grandes transformations que l’Europe a subies.