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COLOMBA.

laisser ce jeune homme courir à sa perte, et que pour elle il serait glorieux de convertir un Corse.

Les journées, pour nos voyageurs, se passaient comme il suit : le matin, le colonel et Orso allaient à la chasse ; miss Lydia dessinait ou écrivait à ses amies, afin de pouvoir dater ses lettres d’Ajaccio. Vers six heures, les hommes revenaient, chargés de gibier ; on dînait, miss Lydia chantait, le colonel s’endormait, et les jeunes gens demeuraient fort tard à causer.

Je ne sais quelle formalité de passeport avait obligé le colonel Nevil à faire une visite au préfet ; celui-ci, qui s’ennuyait fort ainsi que la plupart de ses collègues, avait été ravi d’apprendre l’arrivée d’un Anglais, riche, homme du monde et père d’une jolie fille. Aussi, il l’avait parfaitement reçu, et accablé d’offres de services ; de plus, fort peu de jours après, il fut lui rendre sa visite. Le colonel, qui venait de sortir de table, était confortablement étendu sur un sofa, tout près de s’endormir ; sa fille chantait devant un piano délabré, Orso tournait les feuillets de son cahier de musique, et regardait les épaules et les cheveux blonds de la virtuose. On annonça M. le préfet ; le piano se tut, le colonel se leva, se frotta les yeux, et présenta le préfet à sa fille : — Je ne vous présente pas M. della Rebbia, dit-il, car vous le connaissez sans doute ?

— Monsieur est le fils du colonel della Rebbia ? demanda le préfet d’un air légèrement embarrassé.

— Oui, monsieur, répondit Orso.

— J’ai eu l’honneur de connaître monsieur votre père.

Les lieux communs de conversation s’épuisèrent bientôt. Malgré lui, le colonel bâillait assez fréquemment ; en sa qualité de libéral, Orso ne voulait point parler à un satellite du pouvoir ; miss Lydia soutenait seule la conversation. De son côté, le préfet ne la laissait pas languir, et il était évident qu’il avait un vif plaisir à parler de Paris et du monde à une femme qui connaissait toutes les notabilités de la société européenne. De temps en temps, et tout en parlant, il observait Orso avec une curiosité singulière.

— C’est sur le continent que vous avez connu M. della Rebbia ? demanda-t-il à miss Lydia.

Miss Lydia répondit avec quelque embarras, qu’elle avait fait sa connaissance sur le navire qui les avait amenés en Corse.

— C’est un jeune homme très comme il faut, dit le préfet à demi-voix. Et vous a-t-il dit, continua-t-il encore plus bas, dans quelle intention il revient en Corse ?