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noyées, qui bordent la mer Rouge ou qui longent le golfe Persique, ou les quelques millions de populations misérables qui ont vécu ou qui végètent dans les diverses dépendances du ci-devant empire ottoman : c’est que le Bosphore et les rives de la mer Noire et de la Caspienne, — l’isthme de Suez, la mer Rouge et Aden, — l’Euphrate, Bagdad, le golfe Persique et Bender-Bushir, — sont les trois grands chemins entre l’Europe et la vieille Asie ; c’est que le Levant est le vestibule de l’Asie lointaine, de l’Inde et de

la Chine, puisqu’il faut l’appeler par son nom.

Deux forces puissantes poussent les peuples de l’Europe à atteindre ceux de l’extrême Orient. L’une, mystérieuse, instinctive, irrésistible, semble être due à l’action de la Providence elle-même qui nous mène par la main à notre insu ; l’autre résulte du tempérament actif, ambitieux, remuant, insatiable, qui a été transmis aux nations européennes par les peuples anciens dont elles sont les héritières.

Depuis l’origine des siècles, depuis que Prométhée, dérobant aux dieux le feu sacré, eut embrasé l’ame de nos premiers pères, jusqu’alors engourdis et passifs, la civilisation à laquelle nous appartenons s’est mise en mouvement d’Orient en Occident, d’un pas mesuré et par stations successives, depuis le plateau qui domine l’Indus et le Gange. Se régénérant à chaque station par l’infusion d’un sang nouveau, elle s’est avancée par un majestueux pèlerinage, coupant tour à tour les déserts, les fleuves, les montagnes, les détroits et les bras de la Méditerranée, qui était pour elle alors une mer gigantesque, mare ingens, jusqu’à ce qu’elle se trouvât en ligne sur le littoral de l’Atlantique, du fond de la Péninsule espagnole jusqu’à la pointe des îles britanniques et de la presqu’île scandinave. Alors, après une pause nouvelle où elle a excité ses forces en exerçant ses enfans les uns contre les autres, elle a traversé l’Océan, dont le nom jadis était un sujet d’effroi ; elle a envahi le Nouveau-Monde, l’a franchi d’un bond audacieux, et bientôt, du sommet de la Cordilière, du cap Horn au mont Saint-Élie, elle a pu, comme d’un observatoire de deux mille cinq cents lieues de long, contempler le dernier espace qui la séparait du versant oriental de l’ancien continent.

Une autre civilisation, marchant au rebours de la nôtre, a cheminé d’Occident en Orient, en partant du même foyer. C’est celle de l’Orient extrême, de l’Orient véritable, du grand Orient, qui avant peu sera l’Orient unique, car l’Europe absorbe et s’assimile les régions et les peuples qui jusqu’ici ont formé ce que nous appelions l’Orient