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Cabrera n’a jamais eu aucune opinion politique. Il a embrassé la cause de don Carlos, parce que c’était celle qui pouvait le mener à la fortune ; il aurait suivi tout autre parti qui lui aurait donné plus de chances de succès ; il l’a bien prouvé en ne tenant aucun compte des ordres qu’il recevait du prétendant. On dit qu’il lui est quelquefois arrivé d’écrire de sa main au bas d’un ordre qu’il recevait de don Carlos : Recibido pero non ejecutado todo por el servicir de vuestra magestad (reçu, mais non exécuté, le tout pour le service de votre majesté), et de le renvoyer ainsi à son auteur.

Il a toujours détesté les prêtres et les moines, ce qui est étrange pour un prétendu défenseur de la religion. Tout ignorant qu’il était, il connaissait assez d’histoire pour savoir que les prêtres avaient toujours voulu dominer en Espagne, et il était trop jaloux de son autorité pour s’accommoder de ces prétentions. Peut-être aussi se souvenait-il qu’il n’avait pas pu entrer dans les ordres, et conservait-il quelque rancune contre ceux qui portaient l’habit ecclésiastique. Quelques anecdotes feront connaître sa façon d’agir avec eux.

Un jour il s’aperçut qu’un prêtre qu’il employait dans la perception des impôts, avait fait payer deux fois la même somme à un paysan ; il le fit fusiller. L’évêque de Mondoñedo, président de la junte carliste d’Aragon, écrivit à don Carlos pour se plaindre de cette violation inouie des priviléges du clergé. — Des prêtres, disait-il, ne pouvaient être exécutés que sur un ordre exprès du roi, et après avoir été condamnés par les juges ecclésiastiques. — Don Carlos écrivit lui-même à son général, pour lui recommander plus d’égards envers les ministres de l’église. — L’évêque de Mondoñedo en a imposé à votre majesté, répondit Cabrera ; je n’ai pas fait fusiller un prêtre, mais bien un mauvais larron. Autrefois les mauvais larrons étaient crucifiés ; aujourd’hui je les fais fusiller ; los tiempos cambian las costumbres, les temps changent les mœurs.

Lorsque l’armée du centre marchait sur Morella, il fit engager tous les habitans qui se croiraient inutiles à évacuer la place : Je donnerai des armes, dit-il, à tous ceux qui resteront. Tout le monde resta, excepté les femmes, les enfans et environ cinquante moines franciscains. Quelques jours après que le siége fut levé, les moines revinrent et reprirent possession de leur couvent. Cabrera leur fit donner l’ordre de se rassembler sur la place d’armes ; il s’y rendit lui-même, et leur dit brusquement : Vous devez vous rappeler que vous vous êtes vous-mêmes jugés inutiles ; ainsi repartez ; il n’y a ici que des braves. Les moines savaient qu’il n’y avait rien à répliquer : ils défilèrent sans mot dire. Cabrera les suivit jusqu’à la porte de la