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POÈTES ÉPIQUES.

souvent mêlés avec des élémens encore bruts. De ces masses confuses, l’Occident pourra dégager (et il l’a fait déjà), non des formes, mais des couleurs, des traditions, des images qu’il animera de sa vie, un métal nouveau pour remplir le moule de sa pensée.

Car l’esprit de l’homme est aujourd’hui présent partout sur la terre ; son berceau de la Troade et du Latium ne suffit plus à ses rêves, et, pour exprimer sa pensée telle que le christianisme l’a agrandie, ce n’est pas trop de toutes les formes, voix, accords, parfums que ce globe peut produire en chacun de ses climats. Le temps est passé où, l’industrie s’isolant dans les frontières de chaque état, le commerce des choses se bornait à un échange difficile dans le sein d’un même royaume. Les productions de toutes les contrées sont rassemblées dans le grand festin de la société moderne ; et lorsque la matière est ainsi transportée, échangée d’une zône à une autre, qui voudrait que la pensée restât seule stagnante dans un point de l’espace, et que chaque poésie vécût et mourût sans contact sur la glèbe où elle a pris naissance ? Il n’y a plus de serf de la glèbe dans la vie réelle ; il ne peut plus y en avoir dans le monde idéal ; et c’est justice, quand le corps est affranchi, que l’esprit le soit à sa manière, habitant de toute la terre, contemporain de tout le passé.

Non, non, ne craignons pas de paraître trop infatués en nous attribuant pour patrie ce globe en son entier, et osons fièrement embrasser sans partage, du levant au couchant et d’un pôle à l’autre pôle, tout ce grain de sable dans l’infini. Il semblait illimité dans l’antiquité, parce qu’il était inconnu. Depuis qu’il a été mesuré, tout son prix est tombé. Que faut-il désormais pour le franchir en un moment ? Il n’est plus besoin pour cela d’être un habitant de l’Olympe. Dans la vie la plus obscure, le cœur le plus enchaîné, emporté par l’aile du christianisme, le traverse plus vite que ne faisaient autrefois les dieux d’Homère.


Edgar Quinet.