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Schlegel, persuadé, sans doute, que la question littéraire de notre temps est celle de la renaissance orientale, a entrepris une édition complète des deux épopées. Cette publication n’est point terminée, en sorte que, dans l’état actuel de la critique, ces grandes masses de poésie sont encore, en partie, inconnues. Colosses de Thèbes, ensevelis jusqu’au front dans les sables, on n’aperçoit que leurs diadèmes. Cependant les fragmens mis à découvert suffisent pour déterminer le genre et le caractère de l’ensemble, de même que, sur une partie d’un animal perdu, les naturalistes recomposent le tout vivant dont elle a été détachée.

La forme de ces compositions exclut l’idée d’une analyse littérale. S’il fallait ici marquer le caractère du poème d’Arioste, vainement voudrait-on suivre un à un tous les pas de ce génie capricieux. À peine entré dans le labyrinthe enchanté, on perdrait le fil qui échappe souvent au poète lui-même. Or, le sentier vagabond d’Arioste est une voie droite et classique auprès de celle du poète indien. Pénétrerons-nous donc, au hasard, dans cette immense forêt vierge, et suivrons-nous tous les sentiers que nos yeux rencontreront ? Bientôt nous serions égarés sans espoir, s’il est vrai que l’on ne peut mieux expliquer l’exubérance de ces poèmes qu’en la comparant à celle de cet arbre indien dont les branches, en retombant à terre, s’y attachent, s’y divisent, s’enracinent, poussent des rejetons qui deviennent eux-mêmes des arbres, lesquels se ramifient de nouveau, et, germant, se reproduisant, se multipliant ainsi en chaque endroit, forment une forêt qui n’est, pour ainsi dire, qu’une seule plante d’où s’exhalent toutes les harmonies d’un même continent, parfums vivans, murmures, bourdonnemens de la nature des tropiques. Où est le germe, où sont les branches, où est le tronc de cet arbre infini ? De même, dans ces épopées, chaque incident tend à devenir un poème. Que ferons-nous pour ne pas nous perdre dans cette immensité ? Nous imiterons les Européens, quand ils veulent s’établir au sein des forêts vierges des grandes Indes. Ils se hâtent d’y tracer de longues voies droites qui aboutissent à des points déjà connus. J’établirai ainsi plusieurs divisions dans l’examen de ces épopées, encore immaculées comme les savanes et les forêts où le condor et le boa ont seuls jusqu’à présent fait leur séjour. Je rechercherai les rapports de cette poésie avec son auteur, avec la religion nationale, avec la nature asiatique, avec les institutions civiles et l’histoire des Indes en général.

D’abord je veux savoir quelle a été la condition du poète lui-même.