Page:Revue des Deux Mondes - 1840 - tome 22.djvu/999

Cette page a été validée par deux contributeurs.
995
LA CHOUANNERIE EN BRETAGNE.

— Vous avez tort, dit la Royale ironiquement ; de belle venue comme vous êtes, vous pourriez devenir ici la préférée du tailleur ou de quelque porteur de bagage ; à moins, pourtant, comme on le dit, que la pennerès du Gouray ne veuille recevoir que des gentilshommes derrière son pignon.

— Les grandes dames y reçoivent bien des meuniers, répliqua Jeanne sèchement.

La Royale devint pâle et fit un brusque mouvement vers la jeune paysanne.

— Sortez ! s’écria-t-elle l’œil étincelant. Jeanne demeura immobile.

— Sortez ! répéta Mme Catherine d’une voix plus forte.

— Je suis chez mon maître, répondit la jeune fille avec un calme dédaigneux.

La Royale, tremblante de colère, étendit vivement la main vers la carabine qu’elle avait posée contre la table, puis s’arrêtant :

— Chassez-la, monsieur, chassez-la, dit-elle à Boishardy d’une voix haletante.

— Laissez-nous, Jeanne, murmura celui-ci.

Jeanne leva la tête avec un douloureux étonnement.

— Ainsi mon maître veut que je m’en aille ? demanda-t-elle.

— Retournez à la ferme, Jeanne.

Elle jeta au chouan un regard profond et désespéré ; il détourna les yeux.

— J’y retournerai, murmura-t-elle.

Elle fit un pas vers la porte ; mais s’arrêtant tout à coup :

— Adieu, mon maître, reprit-elle d’un accent entrecoupé.

— Adieu ! dit Boishardy.

Elle demeura un instant frémissante et comme indécise ; on eût dit qu’elle attendait un mot, qu’elle espérait un signe ; enfin elle leva la tête, regarda Boishardy une dernière fois, joignit les mains et sortit. Nous la vîmes traverser vivement le placis, sa branche de saule à la main, prendre le sentier qui conduisait au Gouray, puis disparaître sous la voûte ombreuse de la forêt. Je sus, le lendemain, en remettant au général Humbert la lettre de Boishardy, que la ferme du Gouray avait été brûlée par les bleus, mais sans pouvoir apprendre ce que Jeanne était devenue.

Je n’entendis plus parler d’elle jusqu’en prairial an III. À cette époque, les hostilités, un instant suspendues par les traités de la Saunais et de la Mabilais, avaient recommencé ; mais l’armée royaliste, divisée,