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a besoin de quelqu’un pour le servir, et nul ne trouverait à redire que ce fût moi.

Ces mots étaient prononcés avec une sorte de timidité amoureuse. Boishardy secoua la tête, et regardant autour de lui d’un air inquiet.

— C’est impossible, Jeanne, répliqua-t-il à demi-voix, impossible. Il faut que tu repartes tout de suite.

— Si je repars, dit la jeune fille, les bleus savent que je suis venue ici, et ils me tueront.

— Que dis-tu ? s’écria Boishardy.

— Laissez-moi vous suivre, oh ! laissez-moi vous suivre, reprit Jeanne avec passion, et en saisissant la main du jeune chef.

Une exclamation qui retentit à quelques pas empêcha Boishardy de répondre ; il se détourna vivement : la Royale venait d’entrer ! Il y eut pour tous un moment de silence. Les deux femmes se regardaient avec une sorte de surprise soupçonneuse et menaçante.

— Quelle est cette fille ? demanda enfin Mme Catherine en montrant du doigt la paysanne.

— La sœur d’un de mes fermiers, répondit Boishardy embarrassé.

— Et que vient-elle faire ici ?

— M’avertir que les bleus doivent mettre le feu à la forêt cette nuit.

La Royale jeta sur Jeanne un coup d’œil oblique.

— Ah ! fort bien, dit-elle, elle espionne pour vous.

— Elle a voulu nous sauver.

— Et vous avez sans doute bien payé sa nouvelle, car lorsque je suis entrée, elle semblait vous remercier fort vivement.

— Quand vous êtes entrée, elle m’avertissait qu’il serait dangereux pour elle de retourner à la ferme, et me priait de la garder au placis.

— Mais rien de plus facile, reprit Mme Catherine avec une ironie hautaine ; elle est forte, je puis la prendre à mon service.

— Non, dit vivement Boishardy, elle serait mal ici.

— Mal ? répéta la jeune femme, la croyez-vous trop délicate pour vivre comme nous ? Eh ! mon cher, voyez donc, chacune de ses grosses mains rouges cacherait les miennes ; je ne vous souhaiterais qu’un attelage de femmes pareilles pour vos canons.

Jusqu’alors Jeanne avait tout écouté avec une sorte de stupeur douloureuse ; elle se sentait vaguement blessée sans savoir où frappaient les coups ; mais, à ces derniers mots, tout son orgueil de femme s’éveilla ; raillée dans sa beauté devant celui qu’elle aimait, elle tressaillit.

— Je veux m’en aller, balbutia-t-elle d’une voix émue.