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n’étions plus dans une auberge, mais chez lui. Le capitaine crut devoir se justifier en citant un vers de Phèdre sur l’audace que donne la faim.

— Tu m’excuseras, citoyen, dit l’inconnu ; mais le latin est une langue dont les maquignons font peu d’usage. J’en sais tout juste ce que m’a appris le cordonnier de Vire, qui s’est chargé de trouver des noms romains pour ceux de notre section.

— Tu fais le commerce de chevaux ? demanda le capitaine avec étonnement.

— De père en fils. Jean-Borromée Floville, actuellement dit Caligula, et bourgeois de Vire, comme on s’exprimait autrefois.

Rigaud jeta sur lui un regard scrutateur. Il portait effectivement le costume des maquignons normands, veste de velours, grandes guêtres de cuir, cheveux tressés à la postillonne et légèrement poudrés ; mais il n’avait ni les traits fins, ni l’œil transparent, ni cet accent d’une doucereuse lenteur qui distingue entre tous les hommes du Nord. C’était au contraire le visage brun, la tête carrée et la voix fermement accentuée des vieux Kimrites.

Cependant maître Floch avait apporté le souper, et nous nous mîmes à table. En m’asseyant près du citoyen Floville, mon coude heurta la crosse d’un pistolet qui sortait de sa poche entr’ouverte. Il s’en aperçut, prit l’arme en souriant et la posa devant lui.

— Tu vois que je ne voyage pas sans précautions, citoyen, me dit-il ; ceci est un passeport dont personne ne conteste la signature.

— Mais qui ne te servira guère contre les balles des chouans, observa le capitaine.

— Barrère vient d’annoncer officiellement à la convention qu’il n’y avait plus de chouans, dit le maquignon en se versant à boire.

— Ce qui n’empêche pas que nos convois ne soient attaqués chaque jour, ajouta Rigaud.

— C’est votre faute, citoyens, reprit le Normand avec un flegme goguenard ; on vous a offert cent moyens de pacification pour les départemens de l’Ouest… Que n’avez-vous adopté, par exemple, celui du général Guillaume ?

— Quel est ce moyen ?

— Vous ne connaissez pas le plan du général Guillaume ! eh ! vive Dieu ! je pensais que l’armée républicaine l’aurait mis à l’ordre du jour. Le plan du général Guillaume, citoyens, consiste à former une armée de quatre-vingt mille hommes, dont chaque soldat aurait un certificat de civisme et une paire de souliers de rechange. On divise-