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deviner par quel moyen, mais cette solitude le prouve. Il faut que ces rustres aient à leurs ordres les génies des airs ou qu’ils nous sentent comme le gibier sent les chiens.

Après nous être arrêtés de nouveau pour faucher un champ d’orge et quelques sillons de méteil, nous arrivâmes à Pleuguenas où la troupe fit halte un instant. Le capitaine et moi, nous en profitâmes pour parcourir le village, qui était désert comme tous les autres. Nous trouvâmes l’arbre de la liberté abattu, le drapeau tricolore déchiré, et les affiches portant les armes de la république lacérées sur tous les murs. En passant près de l’église, nous aperçûmes pourtant une affiche qui était demeurée intacte ; c’était le décret du comité de salut public annonçant la formation de compagnies de guides destinées à abattre les ajoncs, bois et genêts qui bordaient les routes ; au-dessous se trouvait l’avis suivant, écrit à la main, en gros caractères :

« Nous promettons à quiconque abattra une haie ou un arbre pour les bleus, d’aller le fusiller dans les vingt-quatre heures jusque chez lui.

« Signé La Joie, Tranchemontagne dit Denis. »

« Fait au camp des honnêtes gens. »

Rigaud et moi nous nous regardâmes.

— Comprenez-vous maintenant pourquoi aucun habitant ne s’est présenté pour la formation de ces compagnies ? me dit-il en secouant la tête. Vous le voyez, les chouans opposent décret à décret, et c’est à eux qu’on obéit, parce que le danger de la désobéissance est plus prochain. Ainsi tout nous est ennemi par force ou inclination. Quand on dit à l’enfant qui pleure : Voilà les bleus, il se tait et se cache ; les chiens nous connaissent et aboient à notre approche ; tout nous trompe, nous fuit ou nous repousse. Le moyen que nos soldats ne s’endurcissent pas contre de tels ennemis et ne rendent pas en cruauté ce qu’on leur donne en haine ? La souffrance les a d’ailleurs aigris : infelix nescit amare.

Nous arrachâmes l’avis signé par les deux chefs des honnêtes gens, et nous continuâmes notre route vers Uzel, où nous arrivâmes à la nuit tombante. Les officiers municipaux étaient avertis et nous attendaient. Je laissai le capitaine prendre avec eux toutes les dispositions nécessaires pour le logement de sa troupe, et je me rendis seul à l’auberge du Cheval-Blanc dont je connaissais le propriétaire.