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MORT DU COMTE D’ESPAGNE.

arrêté le matin du jour suivant. Ils le recueillirent et lui donnèrent en secret la sépulture, supposant bien, d’après sa tête blanche et ses blessures, que c’était le corps du comte d’Espagne. Telle fut la fin de cet homme qui avait fait si long-temps trembler la Catalogne entière.

Quelque discrétion qu’ils eussent eu soin de garder sur le pieux office qu’ils venaient de rendre, le bruit se répandit bientôt sur la frontière qu’un cadavre ramassé dans la Sègre avait été ainsi inhumé. Ce fut là le premier indice qui fit connaître le crime qu’on avait essayé d’enfouir dans un abîme. Les assassins n’en persistèrent pas moins à garder le plus profond silence sur ce qu’ils avaient fait ; Ferrer retarda de quelques jours son retour à Berga, et quand il se présenta enfin à la junte, il fit insérer, par une dernière hypocrisie, dans le Restaurateur catalan, un rapport dans lequel, après avoir insulté le comte défunt, qu’il avait envoyé lui-même au fond de la Sègre, il assurait l’avoir laissé sur le territoire étranger, en toute sûreté.

Ces faits, et quelques autres, portent à croire qu’une main cachée poussa jusqu’à l’assassinat une conspiration qui n’avait eu pour but primitif que la déposition du comte et son renvoi en France. La plupart des conjurés paraissent avoir ignoré jusqu’au dernier moment qu’ils poussaient leur général à sa perte. Ferrer et la minorité savaient seuls ce qu’ils faisaient ; soit qu’ils fussent, comme on l’a cru, les instrumens de la jalousie de Cabrera, soit qu’ils ne fussent guidés que par leur propre haine et par les souvenirs de 1827. L’obscurité dont ils se sont entourés à dessein, ajoute encore, s’il se peut, à l’horreur de leur action.

Long-temps encore, on ne parlera, dans les montagnes de la Catalogne, du vieillard bizarre, astucieux et cruel dont nous venons de raconter la mort, qu’avec une réserve superstitieuse, et l’on évitera d’y prononcer trop souvent le nom du pont tragique de la Sègre. À Berga, on a été réduit aux conjectures sur ce qui s’était passé, ou plutôt on a feint généralement d’ignorer ce que chacun devinait, mais dont il était défendu de parler. Sur la frontière de la France, on s’est attendu à tout moment, pendant plusieurs mois, à apprendre que le comte s’était sauvé par quelque chemin détourné, après avoir répandu lui-même le bruit de sa mort pour échapper aux poursuites. Mais il n’est pas donné aux hommes d’étouffer la voix du sang. Ce récit est le premier qui aura soulevé le voile dont cet attentat était couvert ; l’histoire confirmera un jour la vérité des détails que nous avons donnés et éclaircira ce qui est resté encore douteux et obscur.


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