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moment où il croyait le plus à l’avenir d’une rénovation littéraire, il étudiait le passé avec une pénétration ingénieuse ; c’était un révolutionnaire érudit. Quand, plus tard, il toucha l’époque d’une littérature plus indifférente, ou même, suivant sa propre expression, légèrement désabusée, il put fortifier ses études critiques par la maturité toujours croissante de son esprit. La science acquise et l’originalité personnelle se prêtèrent un mutuel secours, et de cette alliance, de ce tempérament sortit un écrivain qui sut se distinguer à la fois de ses contemporains et de ses devanciers.

La prose française, qui, dans l’histoire de l’esprit humain et de l’art, marche l’égale des proses grecque et latine, a débuté par la causerie, la démonstration et la polémique. Montaigne, Descartes et Pascal l’ont faite et l’ont constituée. Quand les conditions et l’harmonie de ses formes furent réglées et reconnues, elle servit surtout d’instrument aux débats de la religion, de la philosophie, puis enfin de la politique : ses habitudes furent la rapidité de l’allure, la clarté de la phrase, la précision du mot. Que se proposait-on surtout ? On voulait prouver des vérités utiles, détruire l’erreur, entraîner les masses. Pour cela, il faut une marche prompte, un épanchement facile de la pensée, une succession progressive de coups véhémens et sûrs. Aussi, atteindre un grand but en marchant avec célérité sur la ligne droite, tel est le mérite ambitionné par la plupart de nos prosateurs.

Mais en courant ainsi on laisse de côté, on omet bien des choses. Tout ce que l’esprit a de sinuosités et de profondeurs, tout ce que le cœur a de délicatesses et de recoins cachés, en un mot, tous les faits complexes et intimes risquent de rester sans observateur et sans peintre. C’est cette partie si importante, trop négligée par nos plus grands maîtres, qu’a surtout cultivée avec bonheur M. Sainte-Beuve. Il nous rend, avec les transformations nécessaires, ce que la causerie de Montaigne et la phrase d’Amyot ont d’abondant et d’inépuisable. Il procure au lecteur du XIXe siècle le plaisir de renouer un peu avec les traditions du XVIe. À ces élémens si français se trouvent associées des qualités qui rappellent la profondeur et la subtilité de l’idéalisme allemand. M. Sainte-Beuve a écrit quelque part de Diderot qu’il était la plus allemande de toutes nos têtes. Il y a aussi, dans le talent de l’auteur de Volupté, des aspects qui font songer aux prosateurs, aux poètes de l’autre côté du Rhin. Mais chez l’écrivain ces divers contrastes, la tradition gauloise du XVIe siècle et les analyses d’une psychologie un peu allemande, trouvent leur harmonie et leur achève-