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MARIE D’ÉNAMBUC.

Baillardet à la pointe du Prêcheur. Cet ordre ressemblait à un caprice brutal ; je m’y soumis pourtant, car j’espérais revenir bientôt, et je croyais être au moment de ma délivrance. J’avais touché la terre où vous commandez, il me semblait que tous mes malheurs étaient finis : j’avais de l’espoir, du courage, de la patience. Baillardet arriva une heure après moi au Prêcheur. Il était à cheval et suivi de quelques noirs. La marée montante commençait à remettre à flot quelques canots échoués sur le sable, le long de la plage. Le patron sauta dans celui qui lui appartenait, et me dit de le suivre. Les noirs se regardaient avec épouvante et hésitaient à s’embarquer ; alors Baillardet leur commanda de prendre les rames. Il voulait, malgré la grosse mer, aller au Fort-Royal ; — car, s’écria-t-il avec une effroyable malédiction, il faut gagner le large avec la barque, sinon ce qui reste de marchandises à bord sera saisi et confisqué !… Je compris alors que les chances de salut sur lesquelles je comptais m’échappaient. Tout était fini, si je quittais la Martinique ; je résolus de mourir plutôt que de me rembarquer. — Allons ! me cria Baillardet, à la rame ! Au lieu d’obéir, je me jetai à l’eau et gagnai la plage. Le patron furieux fit feu sur moi de ses deux pistolets, puis il s’élança à ma poursuite. J’avais peu d’avance sur lui, il m’atteignit : alors commença une lutte corps à corps. Baillardet voulait me tuer, j’en suis convaincu ; je défendais ma vie, plus que ma vie, ma liberté : c’est ainsi que je l’ai blessé. Les coups de pistolet avaient donné l’alarme ; on accourut d’une habitation voisine ; tout l’atelier se mit à ma poursuite. Peu m’importait d’être pris ; je venais ici moi-même me constituer prisonnier. Mais l’espérance que j’avais de paraître enfin devant vous, madame, s’évanouit bientôt : en entrant dans la prison du fort, j’appris que vous étiez partie le matin même. Je demandai à comparaître devant votre lieutenant-général, pour expliquer ma position, pour me défendre ; j’espérais en cette dernière chance de salut ; je l’attendis sans pouvoir compter les jours ni les nuits dans l’horrible fosse où l’on m’avait jeté, car il n’y pénétrait aucune clarté. La porte de ce cachot se rouvrit enfin ; le greffier se présenta, assisté de deux soldats ; il venait me lire ma sentence : j’étais condamné à mort… Depuis il ne s’est passé que quelques heures ; c’est aujourd’hui même que j’ai entendu mon arrêt, et il ne me restait plus que cette nuit… c’étaient les prières des agonisans que je disais dans la chapelle… voilà la vérité. Au mépris de tout droit et de toute justice, on m’a ôté ma liberté, on m’a couvert d’ignominie, on m’a traîné en