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MARIE D’ÉNAMBUC.

allons ! il faut, Dieu aidant, que j’arrive cette nuit même à Saint-Pierre. Au galop, et toujours par le plus court chemin !

Elle partit suivie seulement du médecin, du père Du Tertre, de Palida et de deux de ses gardes. Les guides couraient en avant. La troupe passa à travers les bois et les précipices, sans s’écarter de la ligne droite qui du pied de la montagne de Vauclain conduit au fond de la baie de Fort-Royal. Mme d’Énambuc leva les mains au ciel en apercevant la mer : le vent était favorable, et dans trois heures on pouvait arriver à Saint-Pierre.

Il était environ six heures du soir, le soleil se couchait, et une forte brise soufflait du sud-est. Mme d’Énambuc, assise au fond de la barque et le front dans ses mains, calculait avec d’horribles angoisses le temps qu’il avait fallu pour condamner Maubray. Les formes judiciaires étaient expéditives, un procès criminel pouvait être terminé en vingt-quatre heures ; mais, quand l’arrêt était prononcé, il était d’usage de laisser au condamné une dernière nuit pour songer au salut de son ame : Mme d’Énambuc pouvait arriver à temps. La barque voguait vent arrière et laissait un long sillage. Bientôt la lune se leva et inonda le ciel de sa blanche lumière ; un jour transparent remplaça le sombre crépuscule où la nature avait un moment disparu. Les sinuosités du rivage se découpèrent en vives arêtes sur le bleu foncé de la mer ; tous les détails du paysage devinrent visibles, mais avec des teintes affaiblies, semblables à celles des peintures en grisailles. On n’entendait que le bruit du vent dans la voile, et parfois le grincement de la barre du gouvernail. Le docteur Janson et le père Du Tertre s’entretenaient à voix basse. Mme d’Énambuc, les bras croisés, la tête baissée, se tenait immobile à l’arrière de la barque. Au bout de trois heures environ, quelques lumières apparurent dans l’éloignement ; on arrivait sur la rade de Saint-Pierre.

La lune répandait une lumière si vive, qu’il était aisé de distinguer les objets le long de la côte. Bientôt Mme d’Énambuc reconnut à l’entrée du mouillage l’endroit qu’on appelait la Grosse-Roche. Alors elle se détourna défaillante, et dit d’une voix éteinte en serrant les bras de l’esclave assise à ses genoux :

— Palida, regarde ; que vois-tu sur la plage, au-dessous de la Grosse-Roche ?

— Jésus ! s’écria la jeune fille, je vois la potence.

Mme d’Énambuc fit un mouvement violent et essaya de regarder ; mais sa vue troublée ne distingua rien ; alors elle tomba à genoux et dit d’un air égaré :