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REVUE DES DEUX MONDES.

— Ce malheureux n’a pas accompli le crime ; vous parlez de blessures…

— Oui ; mais il s’agit d’un engagé qui a levé la main contre son maître. N’eût-il fait que le toucher, c’est assez pour qu’il soit pendu. Cet exemple est nécessaire au maintien de l’ordre sur les habitations, à la tranquillité de la colonie, à notre propre sûreté. Les esclaves et les engagés tremblent devant les blancs libres auxquels ils appartiennent ; mais ils sont cinquante contre un. Que deviendrions-nous, madame, si quelque jour ils n’étaient plus retenus par la terreur des châtimens ?

— Oui, je sais qu’il ne doit y avoir ni miséricorde ni pardon pour le coupable, répondit Mme d’Énambuc avec une triste conviction ; mais je ne mettrai pas mon nom au bas de sa sentence de mort : c’est vous, monsieur, qui la signerez comme mon lieutenant-général. Dès demain, je pars pour le Vauclain. Que justice se fasse ! je reviendrai quand tout sera fini.

v.

À cette époque, l’intérieur de l’île n’était peuplé que de quelques colons dont les habitations, séparées les unes des autres par des bois inextricables, par de profondes vallées, formaient de rares stations à travers ce pays perdu. À mesure qu’on s’éloignait de la côte occidentale, ces solitudes prenaient un aspect plus âpre ; on n’y retrouvait aucune trace du passage des hommes, aucun vestige de travail humain ; c’était la pompe stérile et magnifique des déserts dans toute sa sauvage beauté.

Mme d’Énambuc partit avec une suite nombreuse pour la pointe du Vauclain. Elle allait en litière, portée par douze vigoureux nègres qui se relayaient d’heure en heure. Le docteur Janson et sa révérence le père Du Tertre chevauchaient à ses côtés sur de pacifiques mules ; ses femmes suivaient à cheval, et, après ces noires amazones, venaient à pied une trentaine d’esclaves chargés de bagages. Une compagnie des gardes escortait la caravane le mousquet au bras, et deux guides couraient en avant. Marie, à demi couchée sous les rideaux de sa litière avec son bel enfant sur ses genoux, ressemblait véritablement à une de ces indolentes souveraines que les peuples de l’Inde voient passer de loin prosternés dans la poussière ; elle était triste, languissante et belle comme les esclaves couronnées