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laire dont nous avons parlé. Il se vengeait ainsi du monarque espagnol, qui voulut trois fois le faire assassiner, et qui n’y réussit pas ; la première de ces tentatives est fort singulière dans ses détails : « une Béarnaise, dit Perez, belle, galante et hardie, reçut du roi d’Espagne dix mille écus et six chevaux magnifiques pour qu’elle attirât chez elle le fugitif et le remît entre les mains des envoyés de Philippe ; elle promit tout ; mais son bon naturel l’emportant sur les offres du roi, et l’amour, qui est à l’intérêt ce que l’or est au cuivre, lui donnant un conseil favorable à l’exilé, elle découvrit à Perez lui-même le complot dont on lui avait confié l’exécution. » — Deux assassins, convaincus pour le même fait, furent pendus à Londres ; et un ancien ennemi de Perez, un gentilhomme nommé De Mur y Pinilla, se chargea plus tard de cet office atroce pour satisfaire sa vengeance. Il fut roué à Paris, comme le rapporte L’Estoile dans son journal. « Le vendredi 19 janvier 1596, fut roué un Hespagnol en la place de Grève de Paris, atteint et convaincu d’avoir voulu tuer don Antonio Perez, secrétaire du roi d’Hespagne, qui, dès long-temps, suivait la cour, estant bien venu de Sa Majesté pour lui avoir découvert plusieurs conseils et menées du roi d’Hespagne, contre sa personne et son estat. — Lorsqu’on lui donna la gehenne, on lui trouva cent doublons dans un coin de ses chausses, dont il y eut procès entre M. Rappin et le bourreau, à qui les aurait, soutenant l’un et l’autre que ledit argent leur appartenait[1] ».

Telle fut l’étrange et aventureuse vie, qui, racontée avec une verve pleine de force et une éloquence peu réglée, mais naturelle et ardente, produisit en France une sensation aujourd’hui effacée. Elle fut très réelle, comme le prouvent les nombreuses éditions, les extraits et les traductions dont nous avons parlé. Perez a mal coordonné ses mémoires ; mais la finesse, le sens politique, la connaissance du monde et du cœur y abondent. Balzac, qui ne cite jamais les auteurs dont il dérobe les pensées, lui a emprunté plus d’un axiome. Quelques-unes de ses maximes retentissent encore dans l’airain puissant de Corneille. La publication de ses Relaciones et la traduction détestable de Dalibray précédèrent et annoncèrent la fusion des deux génies, espagnol et français, qui s’opéra au commencement du XVIIe siècle. On n’avait pas encore songé à imiter l’Espagne intellectuelle. Au XVIe siècle, elle dominait l’Europe épouvantée ; Charles-Quint recevait des mains de la fortune deux empires dans le Nouveau-Monde, terminait

  1. Journal de Henri IV, année 1596, janvier.