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qui malheureusement s’interrompent, divaguent, se brisent, reprennent leur cours, s’interrompent encore et ne forment pas une chaîne assez ferme, une narration assez complète pour mériter un rang parmi les livres d’histoire ; ce récit, aussi vrai, aussi profond dans son genre que les inexorables mémoires du duc de Saint-Simon, le Tacite de la France causeuse, présentent Philippe II sous les couleurs les plus ingénues, les plus lumineuses et les plus terribles. Vous écoutez ce roi, vous le voyez, vous le suivez ; vous avez ses lettres, ses billets confidentiels, ses paroles, et jusqu’à ses gestes. L’étude est belle ; c’est le sublime de la peur. On pénètre avec Perez tout au fond de cette caverne, l’ame d’un lâche. Philippe II tremble toujours, soupçonne sans cesse, fait tuer ceux qu’il craint, livre aux tribunaux ses séides, et se place, dans les mémoires de Perez, comme un caractère si complet et si sanglant, qu’on regrette, avec le ministre espagnol, le Tacite qui a manqué à ce Tibère[1]. Il joue, dans le drame que nous allons développer, un rôle plus significatif que dans le Don Carlos de Schiller. Sa lâcheté inexorable y frappe maîtresse, rival, ennemi, bourreau, et en même temps les libertés d’une province, tout cela d’un coup.

Beau fragment de l’histoire moderne, je l’ai déjà dit.

La victime principale de Philippe dans cette affaire, c’est Perez. Il n’a pas voulu écrire l’histoire, et n’a été attentif qu’à se justifier. Ses plaidoyers vengeurs, imprimés hors d’Espagne, en France, réimprimés à Genève, traduits par un mauvais écrivain, Dalibray, ont exercé une influence rapide et surtout littéraire. On détacha de l’œuvre d’Antonio Perez, suivant la pédantesque coutume de ce temps, les sentences et les aphorismes que le conseiller d’état y avait semés.

  1. « Que hiziera Cornelio Tacito, si topara con los papeles de Antonio Perez ? — Cuyo intento fue escrivir naturales de principes, y sus afectos, y inclinaçiones, porque no se creyessen los hombres, que eran otra cosa que hombres. De gran provecho para et genero humano. Que ecrivir traças de estado, intelligencias, consejos, empresas, execuçiones, victorias, reynos gañodos, ò perdidos, no es enseñar naturales de principes,… con la pobreza nasçida de sus passiones intestinas. » (Relaçiones de A. Perez, secretario de estado ; Geneva, 1624, pag. 59.)

    « Qu’aurait fait Cornelius Tacitus, s’il eût trouvé sous sa main les papiers d’Antonio Perez ? — Son intention fut d’écrire le naturel des rois, leurs caractères, leurs passions, leurs penchans, afin de prouver aux hommes que ce n’étaient que des hommes. Chose de grand profit au genre humain ! de narrer les intrigues d’état, les desseins, les entreprises, les victoires, les royaumes conquis ou perdus ; c’est peu de chose. Il faut étudier l’homme dans le prince, et montrer la pauvreté des passions secrètes, même chez les rois. »(Ant. Perez.)