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politesse et les belles manières françaises ; car, en vérité, où les aurait-il apprises ? Il a perdu fort jeune encore son père, le comte Thomas de Loinvilliers, et il a été élevé par sa mère, une Espagnole de Spiritu-Santo, qui lui a donné les habitudes graves et austères de sa nation. Quand il a eu douze ans, elle l’a envoyé à son oncle le commandeur Loinvilliers de Poincy, qui en a fait un honnête homme, un brave soldat, un intrépide marin comme lui, rien de plus.

— Vous avez raison, dit Mme d’Énambuc d’un air convaincu ; un homme qui n’a jamais été en France ne peut pas être un bel esprit, un raffiné, ni savoir son monde comme un habitué de la Place-Royale.

— Vous voilà donc revenue de vos préventions, ma chère Marie.

— Vraiment oui, monsieur, répondit-elle avec une charmante bonhomie ; voici M. de Loinvilliers : pour réparer mon tort, vous allez voir quel bon accueil je vais lui faire.

La grille du jardin venait de s’ouvrir ; deux cavaliers, après avoir mis pied à terre au bout de l’avenue, s’avancèrent suivis de quelques domestiques noirs. L’un était un petit homme grêle, assez laid de visage et déjà d’un âge mûr. Son pourpoint de ratine noire descendait jusqu’au genou sur une ample paire de chausses de la même étoffe et de la même couleur ; un rabat de linon, passablement chiffonné, retombait sur sa poitrine, et il était coiffé d’une espèce de chapeau à trois cornes, semblable à celui des pères de la doctrine chrétienne. Il ne portait point de perruque, mais ses cheveux abondans et un peu longs simulaient assez bien cette partie essentielle du costume des membres de la faculté ; c’était, avec son rabat, comme un insigne de sa profession, et personne ne s’y trompait ; on ne l’abordait jamais qu’en l’appelant monsieur le docteur, il marchait appuyé sur une petite canne qui, dans sa course à cheval, lui avait servi de cravache, et dont il ne se séparait pas plus que de son tricorne, L’autre personnage était un homme d’environ trente ans, dont la peau avait un reflet si bronzé, qu’on aurait soupçonné en lui un mélange de sang africain, si ses cheveux, d’un noir brillant, son profil aquilin et ses lèvres finement découpées n’eussent clairement prouvé qu’il était de pure race européenne. Sa taille était peu élevée, mais sa démarche avait quelque chose de grave et de hardi tout à la fois. Sa physionomie était d’une sévérité calme, et l’on ne voyait guère sa bouche sourire sous ses moustaches retroussées.

— Monsieur le comte, soyez le bien-venu, dit Mme d’Énambuc en inclinant sa tête avec grâce, et vous aussi, mon cher docteur ; nous