Page:Revue des Deux Mondes - 1840 - tome 22.djvu/679

Cette page a été validée par deux contributeurs.
675
MARIE D’ÉNAMBUC.

considérable de toute l’île. Ils contemplaient avec une sorte de stupéfaction la maison à trois étages, le large perron à double escalier et le toit d’ardoises qui reluisait au soleil comme le dos écailleux de quelque gigantesque poisson ; mais ils admiraient de loin toutes ces merveilles et ne se hasardaient pas à visiter ces parages, où ils avaient jadis un grand carbet ou village formé par l’agrégation de plusieurs familles. Ils abordaient pour faire leurs échanges et ne quittaient pas la plage. Vers la nuit ils regagnaient leurs pirogues et prenaient le large pour retourner à la côte orientale de l’île, dont ils occupaient encore quelques points.

Le jour de l’Assomption, en l’année 1637, un homme déjà sur le retour de l’âge et une jeune dame étaient assis devant la porte de l’habitation des Mornes, sous un léger tendelet de toile des Indes : c’étaient le général d’Enambuc et sa femme. Un bel enfant de quatre à cinq ans jouait à leurs pieds avec un polichinelle aussi grand que lui, qu’il tâchait de faire tenir à cheval sur le dos d’un petit négrillon, et de temps en temps il laissait là ce rare joujou, récemment apporté de France, pour venir s’accouder sur les genoux de sa mère. Un peu plus loin, trois ou quatre négresses se tenaient debout et chuchotaient gaiement entre elles. Le soleil se couchait, et ses rayons, voilés d’une légère brume, jetaient sur la plage un doux crépuscule ; la mer, d’un bleu sombre, déferlait mollement sur le sable ; pas une voile ne se montrait dans cette immense étendue ; tout était solitaire et muet comme au jour où le navire de Christophe Colomb toucha pour la première fois ces bords inconnus. Apparemment il y avait dans la grandeur mélancolique de cette scène quelque chose qui émut douloureusement la jeune femme, car elle se renfonça avec un geste mélancolique dans son fauteuil de bambou, et murmura en fermant les yeux pour retenir une larme qui tremblait sous ses longs cils : — Mon Dieu ! je voudrais être à demain !

— Maman, dit tout à coup l’enfant, c’est votre fête aujourd’hui, pourquoi n’avez-vous point de bouquet ? Moi, j’avais un beau bouquet au côté le jour de saint Henri.

Puis, allant vivement vers son père, il ajouta avec l’insistance mutine de son âge : — Maman n’a point de bouquet, elle n’en veut pas ; dites-lui donc d’en mettre un ; je vais lui en chercher un au jardin.

À ces mots, il jeta là son polichinelle, descendit en sautant le perron, et échappa avec des cris joyeux aux mains des négresses qui accouraient pour veiller sur lui. Mme d’Énambuc se leva et suivit un moment l’enfant des yeux ; puis elle revint s’asseoir près de son